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LE FOSSÉ SANGLANT

hâte de ses agents l’avait servi au‑delà de toute espérance. On a peint les expressions de blâme, de tristesse que Bonaparte lut sur les visages le lendemain de la nuit de sang. Chateaubriand a dit cela en quelques lignes qui font tableau mais illusion et qui effacent le reste : « Cette mort, dans le premier moment, glaça d’effroi tous les cœurs. On appréhenda le revenir de Robespierre. Paris crut revoir un de ces jours qu’on ne voit qu’une fois, le jour de l’exécution de Louis XVI. Les serviteurs, les amis, les parents de Bonaparte étaient consternés. » Et il est vrai que beaucoup, « dans le premier moment », désapprouvaient, soit qu’ils ne comprissent pas, puisque, depuis trois ou quatre ans, il n’y en avait que pour les émigrés et les ralliés, soit qu’ils fussent inquiets des conséquences. Chateaubriand donna sa démission de ministre de France dans le Valais. Cette protestation eût peut‑être frappé Bonaparte si elle n’avait été isolée. Il épiait et faisait épier tous les signes. Voici celui qu’il retint.

Il y avait au Tribunat un homme jusque‑là peu marquant qui s’appelait Curée et dont la crainte était que Bonaparte travaillât au rétablissement des Bourbons. Il avait été, à la Convention, représentant de l’Hérault, avec Cambacérès. Au procès de Louis XVI, il avait déclaré « Louis Capet coupable de conspiration contre la liberté de la nation et d’attentats contre la sûreté générale de l’État ». Il avait répondu non sur l’appel au peuple, et ces deux votes entraînaient la mort bien que, pour la peine, il eût demandé la réclusion avec déportation à la paix. Curée était en quelque sorte un régicide modéré, un semi-régicide. Néanmoins, il était solidaire des votants. Le lendemain du drame de Vincennes, arrivant au Tribunat, il trouva ses collègues qui, pour la plupart, « gémissaient de ce tragique événement ». Il s’approcha d’eux et, « se frottant les mains », s’écria : « Je suis enchanté, Bonaparte s’est fait de la Convention. » Et Miot de Mélito,