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une si belle longue-vue ! On se chagrinerait pour moins que cela, pas vrai ? « Mais bah ! Me dis-je, au bout d’un instant, je trouverai bien un amiral pour m’en offrir une autre. » Remis d’aplomb par cet espoir, je repris ma route. Je viens de dire : je repris ma route, mais ce n’est qu’une façon de parler ; car à vrai dire, je ne marchais plus sur une route, ni sur un chemin, ni même sur le plus humble des sentiers ; mais sur… sur quoi ? Comment pourrais-je vous expliquer ? Ce n’était pas un champ, ce n’était pas non plus un pré : c’était de la boue, de la sale boue jaunâtre et gluante, dans laquelle je m’empêtrais jusqu’aux chevilles.

Ho ! Cette boue ! Quand j’y pense encore, il m’en vient la chair de poule. Je faisais un pas en avant et trois en arrière. J’ignore comment je m’en tirai. Après une bonne heure de navigation dans cette mer visqueuse, j’arrivai enfin au moulin.

À quelques pas de la porte, adossé au mur, un jeune homme d’environ vingt printemps se tenait debout, le nez au vent, les mains dans les poches et - est-il besoin de le dire ? — les yeux braqués sur moi. L’air bonasse dont il m’examinait me suggéra l’idée de lui demander un service. En arrivant à lui, je lui racontai l’histoire du contrebandier, comme entrée en matière, en ayant soin de doubler le nombre de mes enfants : puisque avec deux enfants, j’ai eu raison du père éternel, me dis-je, avec quatre ce serait bien le diable si je ne réussissais pas avec cet innocent. Et, avant de lui laisser le temps de réfléchir, je le priai de me céder sa casquette…

— Je vais demander la permission à mon papa, me répondit-il d’un air candide et doucereux à rendre jaloux une carmélite. Puis, me tournant les talons, il rentra dans le moulin. Prompt comme l’éclair, j’emboîtai le pas derrière lui et, avant qu’il eût ouvert la bouche, je refis mon petit boniment au papa. Comme je savais les paysans très intéressés :

— Je veux vous la payer, lui dis-je en sortant une pièce de deux francs de ma poche.

— Si le fils veut, moi, je veux aussi, me dit le papa.

Aussitôt « le fils » d’aller dans une pièce voisine et d’en revenir quelques secondes après, muni d’une brosse. Il brossa consciencieusement la casquette et me la remit poliment.

Pécaïre ! Pauvre casquette ! Elle avait dû être neuve et propre… dans le temps, jadis ; mais à l’époque où elle me fut offerte gracieusement, c’était bien la plus… culottée de toutes les casquettes. La brosse avait bien enlevé la poussière de farine, mais la crasse, qui ornait la visière, n’en ressortait que mieux. Vue au microscope, elle aurait fait horreur.

Que de millions de milliards de microbes ne renfermait-elle pas ! Enfin, faute de mieux, je la pris et m’en coiffai tout aussi fièrement que si c’eût été un huit-reflets. Son état de malpropreté me fit comprendre l’hésitation de ces braves gens à