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le plus énergiquement contre la mesure que vous proposez, c'était M. Lavoinne, l'ami du bloc. Cette concession ne l'a d'ailleurs pas fait élire. (Rires à droite.)

Au moment même où s'ouvre ici la discussion sur la séparation, les électeurs, quelque opinion qu'ils représentent, déclarent formellement qu'ils n'en veulent pas. Vous allez donc de propos délibéré contre la volonté nationale, et vous commettez ainsi une mauvaise action, car vous voulez mettre la France en présence du fait accompli. Croyez-moi, cela ne servira ni vos succès électoraux ni vos idées.

M. Julien Goujon (Seine-Inférieure). Permettez-moi d'ajouter que le concurrent de M. Quesnel, à l'avant-dernière session du conseil général, n'avait pas voté avec ceux qui voulaient le maintien du Concordat, et que, pour les élections, il s'est déclaré absolument opposé à toute séparation. (Mouvements divers.)

A droite. C'est de la logique électorale ! (On rit.)

M. Lemire. La crainte de l'électeur est le commencement de la sagesse.

M. Georges Berry. Mon cher collègue, il en est beaucoup qui voteront la séparation des Eglises et de l'Etat et qui agiront de même au moment des élections.

Réfléchissez, messieurs, à la grave responsabilité que vous allez prendre si vous votez le projet sans consulter le suffrage universel.

Quels sont ceux qui vont souffrir de votre décision ? Evidemment les habitants des communes pauvres, de celles où il n'y a aucun électeur riche capable de subvenir à l'entretien du culte. Vous allez donc priver les humbles, les modestes, ceux qui ont tant de peine à traverser les difficultés de la vie, des secours de la religion qui les aidaient à supporter leurs peines et leurs misères. (Applaudissements sur divers bancs.)

Ce sont ceux-là mêmes qui ont le plus besoin de se laisser bercer par la vieille chanson dont parlait il y a quelques années avant tant d'éloquence notre collègue M. Jaurès, ce sont les pauvres gens que vous allez priver de ceux qui savaient la leur chanter. (Très bien ! très bien ! sur divers bancs.)

M. Lasies. Et qu'on n'a pas remplacé !

M. Georges Berry. Non ! On ne l'a pas remplacé, mon cher collègue, du moins dans certains départements qui sont tous désireux de conserver les exercices du culte et qui seront d'autant plus privés de ces services qu'ils seront plus pauvres.

Vous accomplirez là, messieurs, une œuvre antidémocratique, laissez-moi vous le le dire. (Applaudissements à droite.)

M. Goujat. Anticléricale !

M. Georges Berry. Ne confondons pas anticléricale et démocratique ! Je ne suis pas un clérical et je suis un démocrate. Par conséquence je défends ici, non pas une thèse religieuse, mais une thèse libérale, honnête, et surtout garantissons les droits du suffrage universel. (Très bien ! très bien ! à droite.)

Je sais bien qu'on a l'habitude de dire : « Que ceux qui veulent les service du culte l es payent. S'ils ont besoin de curés, d'églises, qu'ils les entretiennent à leurs frais. » C'est là le raisonnement que je retrouve dans toutes les discussions qui ont eu lieu à ce sujet. Véritablement, croyez-vous que ce soit un raisonnement sérieux et digne d'une Assemblée ?

Combien de services publics entretenez-vous qui ne servent qu'à une faible partie de Français et qui surtout ne profitent à aucun des humbles dont je parlais tout à l'heure ! Vous entretenez des théâtres, vous subventionnez l'Opéra, l'Opéra-Comique, le Théâtre-Français, l'Odéon, des écoles de danseuses (On rit), des écoles de déclamation. Est-ce que les paysans de l'Ouest, de la Bretagne, de la Vendée profitent de ces subventions ? (Très bien ! très bien ! à droite.)

Vous donnez aussi de l'argent aux musées. Les populations dont je parle n'en profitent pas davantage.

Dans un ordre d'idées plus élevé, vous accordez des subsides à l'enseignement supérieur. Combien y a-t-il donc d'élèves des écoles primaires de nos campagnes qui sont admis à suivre les cours des lycées ? Aucun, pour ainsi dire.

Par conséquent, vous faites subventionner par ceux qui n'en profitent pas des enseignements, des institutions qui ne servent qu'aux riches. (Applaudissements à droite et au centre.)

Croyez-vous que ce soit là l'oeuvre d'un régime démocratique ? Hélas ! non ; et voyez à quoi vous allez arriver avec la suppression du budget des cultes ! S'il y a une subvention qui serve aux pauvres, c'est évidemment la subvention que vous donnez aux cultes. Eh bien ! vous allez la leur supprimer. Ce sont eux encore qui vont être les déshérités. Voilà ce que vous appelez être républicain, voilà ce que vous appelez être socialiste. (Très bien ! très bien ! à droite et au centre.)

M. Julien Goujon. Mais ce n'est pas du tout une subvention que l'Etat donne aux cultes !

M. Georges Berry. Je la considère comme une subvention, mon chez collègue. Pour vous, c'est une restitution ? Je ne discuterai pas avec vous sur ce point.

D'ailleurs il y a un homme qui a parlé, comme je le fais, en 1848, que ni M. Briand ni M. Deville ne peuvent renier. Il s'appelle Proudhon.

Proudhon se présenta aux élections législatives du 30 mai 1848, et voici ce qu'il disait dans sa profession de foi :

« Tant que la religion aura vie dans le peuple, je veux qu'elle soit respectée entièrement et publiquement. Je voterai donc contre l'abolition du salaire des ministres de cultes. » Et il ajoutait : « Et pourquoi, avec ce bel argument que ceux-là seuls qui veulent de la religion n'ont qu'à la payer, ne retrancherait-on pas du budget social toutes les allocations pour les travaux publics ? Pourquoi le paysan bourguignon paierait-il les routes de Bretagne et l'armateur marseillais les subventions de l'opéra ? » (Très bien ! très bien ! à droite et au centre.)

Et actuellement, depuis les socialistes jusqu'aux plus modérés, tous pensent de même. (Mouvements divers.)

Si vous abordez le débat et si vous prononcez la séparation, vous frapperez les malheureux, les humbles dont je parlais tout à l'heure, mais vous allez aussi troubler la paix sociale. Il n'y a pas à se le dissimuler, c'est Thiers, ce sont tous les hommes politiques qui ont été au pouvoir depuis de longues années qui ont déclaré que le Concordat de 1801 avait assuré et conservé la paix religieuse durant un siècle...

M. Lasies. M. Rouvier n'a cessé de l'affirmer.

M. Georges Berry. Je le sais ; mais je ne parle pas des absents... (Rires sur divers bancs.) M. le président du conseil n'est pas à son banc.

Ainsi, sans avoir consulté vos électeurs, sans avoir consulté le suffrage universel, vous allez déchirer d'un trait de plume un contrat qui a assuré pendant aussi longtemps cette paix religieuse et sociale : vous avouerez que vous prenez là une bien grande responsabilité ; car, vous n'en doutez pas, c'est la guerre civile que vous allez déchaîner... (Protestations à gauche.) Parfaitement ! et je vous en citerai tout à l'heure des exemples.

Ainsi vous possédez un traité qui assure la paix entre l'Eglise et l'Etat, et, d'un cœur léger, vous allez le déchirer ? Pourquoi ? Le Concordat a été, en somme, au moment où il a été signé, l'alliance de l'esprit moderne et de l'Eglise ; il a été la reconnaissance des principes de 1789. Lorsque vous l'aurez dénoncé, vous rejetterez la France dans des difficultés religieuses, et vous savez par l'histoire que les difficultés religieuses sont les plus inextricables. Une fois la République enlisée dans cette aventure, nul ne peut savoir comment elle en sortira.

M. le comte de Ginoux-Defermon. Elle n'en sortira pas !

M. Lasies. C'est ce qui nous console ! (Bruit.)

M. Georges Berry. Tout sera changé au détriment de l'Etat.

L'épiscopat ne sera plus le même, l'esprit du clergé sera complètement changé ; il n'aura plus la même manière de voir, les mêmes attaches avec les partis ni les mêmes relations avec les fidèles. En somme les luttes politiques seront plus violentes, les résistances dans certaines classes plus opiniâtres et vous serez, malgré vous, amenés à prendre des mesures violentes. Croyez-moi, elles amèneront d'autres violences, et la répercussion s'en fera sentir jusque dans les plus humbles hameaux de France. Voilà ce que vous aurez fait avec la séparation des Eglises et de l'Etat ! (Applaudissements à droite et au centre.)

Est-ce là ce que vous voulez ?

J'ajoute que vous assumerez une double responsabilité, non pas seulement celle d'avoir, comme je vous le disais tout à l'heure, excité la guerre civile, mais aussi celle de l'avoir fait contre l'avis de vous les électeurs. Double responsabilité ! double faute ! qui entraîneront des conséquences que vous ne jugez peut-être pas aussi graves qu'elles le seront de fait.

Que vos prédécesseurs furent mieux avisés ! Je ne veux pas parler de Danton, de Robespierre qui assurèrent l'entretien du culte ; — c'est tellement loin de nous ! mais depuis, nous avons passé par la République de 1848. A cette époque de nombreuses pétitions furent envoyées à l'Assemblée pour demander la séparation des Eglises et de l'Etat.

Une commission fut nommée et le rapporteur de cette commission déclara qu'à l'unanimité elle avait rejeté les propositions qui lui avaient été apportées, parce qu'elle n'avait pas le droit, avant que les électeurs aient été consultés, de se prononcer sur une question aussi grave, et que ce n'était d'ailleurs ni de l'intérêt de la patrie ni de celui de la République de priver les pauvres de leur culte. Et le rapporteur ajoutait :

« La suppression du budget des cultes serait à la fois une mesure injuste et impolitique. » (Applaudissements à droite et au centre.)

Peut-être direz-vous que les circonstances ne sont plus les mêmes et qu'il est nécessaire d'en arriver à d'autres solutions plus en rapport avec nos moeurs ? Mais, ceux qui ont fondé la République actuelle, des hommes que vous ne pourrez certainement pas considérer comme des cléricaux, quoi qu'il soit bien facile aujourd'hui de décerner à quelqu'un cette épithète (Très bien ! et rires au centre), ont été les premiers, mon cher rapporteur, à déclarer qu'il ne fallait à aucun prix de la séparation des Eglises et de l'Etat. C'est d'abord Jules Ferry, que vous n'accuserez pas de cléricalisme, lui qui, le premier, a supprimé les congrégations non autorisées d'hommes, et qui a fait voter la laïcité de l'enseignement primaire...

M. le comte de Lanjuinais. Ce n'est pas ce qu'il a fait de mieux !....

M. Georges Berry. C'est lui, également,