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LA MER DES ANTILLES.

cette pièce et, une fois qu’elle sera signée, c’est le véritable Lavarède qu’on va saisir et embarquer.

— Voilà… son tour du monde n’aura pas été long.

La combinaison était excellente en effet. Par sa simplicité même, elle avait chance de réussite. Le malheur est que Lavarède n’était point un naïf, et qu’en se rapprochant de la terre américaine il sentait bien que son paradis allait finir et son enfer commencer. Très sincèrement, il s’en était ouvert à miss Aurett qui lui demandait en riant comment il allait se tirer de la plus prochaine étape.

— Vous pensez bien, mademoiselle, que je vais quitter le personnage dont je me suis affublé pour la traversée. Je n’aurais pas plus tôt mis le pied à terre à Colon que de sérieux obstacles m’arrêteraient.

— Alors, que comptez-vous faire ?

— Je n’en sais rien encore ; mais je suis bien résolu à ne pas attendre ce point pour débarquer.

À l’escale que fit la Lorraine à la Guadeloupe, rien ne fut encore changé : nos personnages s’observaient.

Lavarède, pour mieux tromper son monde, se contenta de raconter quelques détails sur les récifs de coraux qui augmentent d’année en année, particulièrement sur le littoral de la Grande Terre. Il avait un souvenir sur Marie-Galante, une anecdote sur la Désirade. Toutes les îles y passaient : Saint-Barthélemy, que la Suède nous a rendue en 1878 ; Saint-Martin, que nous partageons avec les Hollandais.

Il faisait remarquer les Grands Mornes desquels se détache la Soufrière, et son panache de fumée ; il indiquait la vallée de la Rivière des Goyaves, et rappelait volontiers un incident du tremblement de terre qui détruisit, en 1843, la Pointe-à-Pitre en une seule minute, — 70 secondes, disent les auteurs très précis.

En un mot, rien dans son allure, dans sa conversation, ne décelait sa préoccupation. Il ne mit même pas pied à terre.

Ce fut seulement à la Martinique, où le bateau relâchait pendant près d’une journée, qu’il fit comme la plupart des passagers. Il descendit à Fort-de-France. Quant à Bouvreuil, il resta consigné encore.

— Est-ce adieu qu’il faut vous dire ? interrogea miss Aurett.

— Non pas, mademoiselle… ne dois-je point d’ailleurs permettre à votre père d’accomplir sa mission ?

— Les difficultés ne vous découragent donc pas ?

— Elles m’excitent, au contraire… Nous sommes ici en terre française et