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LES CINQ SOUS DE LAVARÈDE

— C’est admirable la philosophie, dit-il.

— Encore ?

— Toujours, monsieur Rosenstein.

— Lavarède, je vous prie.

— Je vous regardais dormir. Aussi calme que si vous voyagiez pour votre agrément.

— Ah ! c’est que le concept est double, quoi que vous en pensiez.

Souriant, il se pencha à la portière. La gare d’Udshany franchie, le convoi traversait un pays plat, marécageux, monotone. De loin en loin, les isbas des gardes de la voie apparaissaient. Elles étaient élevées sur des poteaux afin d’être isolées des miasmes fiévreux du sol. Le prisonnier avait abaissé la glace.

— Fermez, lui conseilla l’Autrichien, sans cela nous allons être dévorés par les moustiques. Ils sont si dangereux et si nombreux que les agents, pour arriver à dormir la nuit, sont obligés de se percher sur ces plates-formes que vous apercevez, et que supportent des perches de cinq à six mètres.

À dix heures, le train stoppa en gare d’Elisawotopol. — Dix minutes d’arrêt. Muller courut au buffet et rapporta des provisions assez maigres.

— Les buffets russes sont mal garnis, dit-il, mais ce soir nous dînerons bien, puisque vous avez autorisé mon collègue à ne pas lésiner pour la nourriture.

Bouvreuil, mal éveillé, exhala un soupir.

— Où serons-nous ?

— À Tiflis.

Le policier disait vrai. À cinq heures moins dix, on atteignait la grande cité autrefois persane. Muller disparut aussitôt. Une seconde, Lavarède aperçut miss Aurett et elle le salua de la main. Ce fut sans doute le hasard qui porta ses doigts gantés si près de ses lèvres, qu’elle sembla envoyer un baiser au captif. Puis, elle passée, le jeune homme regarda autour de lui.

Assez loin de la gare s’étendait la ville basse ou européenne, réunie à la ville indigène par un pont jeté sur la rivière Kama. À demi fondue dans le brouillard, s’estompait la silhouette de la citadelle en ruines.

Sa prodigieuse mémoire aidant, le journaliste se figura errer à travers l’opulente cité. Il visita en pensée le Jardin d’Europe, où l’on joue l’opérette française ; puis le musée ; les ruelles étroites, tortueuses, escarpées du quartier persan, bordées de maisons surmontées de terrasses aux balcons curieusement ouvragés.