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ESCALES.

Pour tout le monde, à bord, il était M. Bouvreuil, titulaire de la cabine no 10. Et il avait fait à ce nom une excellente réputation. Plein d’esprit, la répartie toujours vive, la riposte alerte et point mordante, la mémoire bourrée de faits piquants et d’anecdotes intéressantes, il avait plu à tous. C’est d’un aimable sourire que le commandant et son second saluaient, deux fois par jour, l’apparition de Lavarède à la table commune.

— Quel joyeux compagnon vous êtes ! lui dit une fois le second de la Lorraine. Quand je pense que vous avez failli manquer le départ à Bordeaux !

— Ah ! le fait est que, si j’étais arrivé cinq minutes plus tard, le bateau partait sans moi. Mais aussi qui pouvait prévoir ?…

— Et la cause de ce retard, monsieur Bouvreuil, est-il indiscret de la demander ?

— Pas le moins du monde, et je vais vous la dire.

Alors, avec son merveilleux aplomb qui faisait sourire miss Aurett et son grave père, Lavarède fit le petit récit et le gros mensonge suivant :

— Imaginez-vous que je suis poursuivi à Paris, et cela depuis assez longtemps, par une espèce de toqué, un journaliste, ou du moins se disant tel, du nom de Lavarède, je crois, qui a la manie de se faire passer pour moi.

— La manie ?…

— Oui. C’est au point qu’il est arrivé à se convaincre que sa folie est devenue la raison. Il est persuadé que Bouvreuil est lui-même. C’est une forme particulière de l’aliénation mentale. Au demeurant, pour tout le monde, sa folie est douce, et il n’est pas nécessaire de l’enfermer. Après tout, cela ne gêne que moi, et j’en ai pris mon parti.

— Mais cela doit vous causer maints désagréments ?

— Oh ! peu de chose jusqu’ici, et m’en voilà débarrassé pour ce voyage. Seulement, lorsqu’il me voit, lorsque je maintiens que je suis bien, moi, Bouvreuil, et qu’il est, lui, Lavarède, il entre quelquefois dans des colères très vives. Une simple douche, d’ailleurs, et quelques jours de repos viennent facilement à bout de ces violents accès. Au surplus, devant ces rages folles, je ne me suis jamais départi de mon calme.

— C’est la seule conduite qu’un homme sensé puisse tenir en présence d’un malheureux dont les idées sont déséquilibrées.

— N’est-ce pas ?… telle est bien mon opinion. Mon individu m’a relancé jusqu’à Bordeaux et j’ai eu beaucoup de peine à m’en défaire. Sans quelques douaniers et employés de la ligne, je n’aurais pu m’en débarrasser à temps pour embarquer… Mais c’est assez parler de ces choses, tristes