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LES CINQ SOUS DE LAVARÈDE

Au loin on entendait une sorte de ronflement saccadé.

— C’est lui, reprit le charretier, il se dépêche ; il a flairé sa proie.

Sir Murlgyton et le Tekké auraient rejoint le Français.

— Prenez garde, fit le guide, l’ours gris est plus dangereux que le tigre lui-même. Visez bien à la tête.

Le grognement devenait distinct, l’animal ne devait plus être éloigné.

À ce moment, la lune voilée jusque-là se dégage des nuages et inonde de lumière argentée le paysage rocheux. À cinquante pas, une forme noire se meut rapidement à la surface du sol.

— Le voilà ! s’écrie le conducteur avec épouvante.

Les trois hommes arment leurs fusils. Au claquement de l’acier, l’ours répond par un grincement de dents. Une seconde il s’arrête, considérant ses ennemis, puis, avec un grondement formidable, il se rue sur eux.

Trois coups de feu retentissent. Un hurlement de douleur prouve que l’animal est touché ; pourtant sa course n’en est pas ralentie.

L’Anglais et Armand se jettent de côté pour laisser passer l’ours. Rachmed veut les imiter, mais une pierre glisse sous son pied, il chancelle. Il reprend son équilibre. Trop tard ! la bête est sur lui et, d’un coup de patte, l’envoie rouler sans connaissance à dix pas.

Un cri s’échappe des lèvres des assistants ! Le guide est perdu.

Rendu furieux par blessures, le carnassier est auprès du corps inanimé du Tekké. Il le flaire, le retourne, choquant ses mâchoires. Il va broyer le malheureux. Alors Armand oublie le péril. Il ne songe qu’à sauver l’homme qui, sans hésiter, s’est mis à son service.

Il court au grizzly. Le féroce animal veut faire tête à ce nouvel ennemi. Il n’en a pas le temps. Le Parisien l’atteint et lui plonge au défaut de l’épaule son long couteau thibétain. Un soubresaut soulève le corps du carnassier projetant Lavarède à plusieurs mètres.

Rapide comme la pensée, le jeune homme se relève et se met en défense. Inutile ! Son coup a été porté d’une main vigoureuse. Le grizzly vacille un instant sur ses pattes énormes. Puis il roule sur la terre, que ses griffes labourent profondément. Il est mort.

Le Tekké n’en vaut guère mieux. Le sang coule à flots de son épaule déchirée. Mais le conducteur du chariot est reconnaissant. Il offre de transporter le blessé à son habitation. La tente et les objets qu’elle contient sont entassés dans la voiture où Rachmed est installé ; et, dans la nuit, la caravane s’éloigne abandonnant le cadavre de l’ours déjà durci par la gelée.