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LES HAUTS PLATEAUX DU THIBET.

conduits à Lhaça. Nous avons pris un véritable bain électrique en traversant les nuages orageux, et depuis l’aiguille aimantée ne sait plus ce qu’elle fait, ni ce qu’elle marque.

— Très juste en effet… Le phénomène a été souvent constaté.

— Oui, soupira comiquement le journaliste, si nous-mêmes l’avions constaté plus tôt, nous aurions pu chercher un courant plus propice. Enfin ne pleurons pas sur l’Inde, la Sibérie nous appelle !…

Et, fredonnant l’Hymne russe, il s’étendit au fond de la nacelle et ferma les yeux. Cette fois encore, Murlyton avait pris le premier quart de veille, Armand lui succéda et passa la consigne à Rachmed.

— Soyez économe de notre alcool de riz, lui dit-il, il reste un demi-litre à peine… tâchons que cela nous mène jusqu’au matin.

Inclinant la tête, le Tekké s’installa sous le chauffoir. Avec l’ombre, le froid avait redoublé d’intensité et le guide était comme engourdi.

Sa faction durait depuis une demi-heure lorsque la flamme du récipient devint plus pâle et plus courte. Il fallait l’alimenter. Non sans peine Rachmed secoua la torpeur qui l’avait envahi et se baissa pour ramasser l’entonnoir dont on se servait pour verser l’alcool. Il eut un grognement et retira vivement sa main. La peau des doigts était restée collée sur le métal, laissant la chair à vif, avec une sensation de brûlure presque intolérable.

Le froid et la chaleur produisent des effets identiques. Dans toutes les expéditions au pôle, on cite des accidents analogues à celui dont le Tekké venait d’être victime. L’application de la main nue sur un morceau de métal refroidi par l’air provoque la même souffrance qu’une aspersion d’eau bouillante.

Douloureusement surpris, Rachmed perdit un peu la tête. Le plus simple eût été de s’envelopper la main et de prendre l’entonnoir. Il n’y songea pas. Le récipient était presque vide, les langues bleuâtres de l’alcool s’élevaient et retombaient brusquement, indice de l’extinction prochaine. Le guide sans réfléchir prit la fiole contenant le reste du liquide, et, pour verser, la pencha sur le chauffoir. Presque aussitôt, un claquement strident le fit tressaillir. Sous l’influence de la chaleur, le flacon s’était brisé et le feu se communiquait à son contenu. Effaré, le Tekké le lâcha, jetant ainsi d’un seul coup un demi-litre d’alcool.

Un vif grésillement se produisit et une claire lame de feu vint lécher les bords de l’ouverture inférieure de l’aérostat. La soie s’enflamma aussitôt. À cette vue, Rachmed se jeta sur ses compagnons, les tirant de leur sommeil par ces terribles paroles :