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LE LOTUS BLANC.

La nuit, il dormit mal, souvent réveillé en sursaut par des bruits imaginaires, et le matin, quand on vint le chercher pour marcher au supplice, il était brisé ; ses membres raidis par la courbature lui refusaient presque le service. Il embrassa le missionnaire qui lui glissa à l’oreille des paroles d’espoir.

— L’empereur ne sortira peut-être pas ! Ayez foi en Dieu, mon enfant, mon frère…

Puis il suivit les policiers chargés de le mener au bourreau…

On quitta la prison. Dans la rue, Armand comprit qu’il était perdu. Le maître absolu de quatre cent millions de Chinois allait parcourir la ville. Tout le prouvait : les maisons closes tendues de toiles blanches ; le mouvement inusité des soldats ; le carré d’étoffe que les passants portaient à la main, afin de s’en couvrir la tête au passage de l’empereur, dont la vue interdite est punie de mort. Une idée folle vint au Parisien.

— Si je rencontre mon cher cousin dans l’autre monde, pensa-t-il, il sera bien heureux de m’avoir joué un pareil tour.

Cependant la cangue au cou, — la vraie, cette fois, — entouré de ses gardiens au costume bleu et vert, Armand marchait. Comme à travers un voile, il entrevit les portes de la Soumission et de l’Aurore. Un instant, la vue du lac Taï-y-Tché, couvert de fleurs de lotus, reposa ses yeux.

À mesure que l’on avançait, la foule devenait plus compacte. Des soldats réguliers, en uniforme bleu céleste, formaient la haie, maintenant un espace libre au milieu de la rue, repoussant les curieux contre les maisons.

— Ah ça ! murmura Lavarède, serait-ce ma présence qui émeut à ce point la ville ?

Mais en arrivant au canal qui sert de déversoir au lac Lien-Koua-Tché, cette pensée vaniteuse s’évanouit. Devant lui s’ouvrait le pont des Larmes gardé militairement. Sur la rive opposée s’étendait une vaste place dont un des angles était isolé par une palissade. Au-dessus de la clôture se balançait un énorme objet jaunâtre, allongé en forme de cigare. On eût dit un monstre marin. Mais Armaud ne s’y trompa pas. Il reconnut d’emblée le ballon dirigeable.

Des guerriers mandchous, aux vêtements multicolores, aux armes luxueusement ornées, étaient rangés autour de la place.

À ce spectacle, le condamné oublia un instant sa situation ; mais une fois le pont franchi, son escorte s’arrêtant brusquement, il fut rappelé au sentiment de la réalité. À sa droite, sur un plancher élevé, le bourreau de Péking et ses aides, portant la tchépa bleue a larges manches, avec le