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DES SANDWICH À LA CÔTE CHINOISE.

Après une heure de marche, ils trouvèrent un véritable bois de fougères arborescentes. Ces plantes légères, qui dans nos climats restent toujours de petite dimension, s’élançaient ici à huit et dix mètres du sol, formant une voûte de verdure sous laquelle résonnait le bourdonnement grave des scarabées. Du feuillage pendaient de longues chevelures blondes, floraisons des fougères, mêlées aux touffes éclatantes du haos, arbuste étrange dont les fleurs, blanches le matin, deviennent jaunes au milieu du jour et rouges le soir. Au delà, le sol s’élevait. Les voyageurs avaient atteint les premières assises de la montagne qui, aux Sandwich exceptés, comme dans toutes les îles de l’Océanie, occupe le centre des terres émergées.

À ce moment ils rencontrèrent un Papolo, un Canaque de la classe pauvre. L’indigène, encore que son visage fût tatoué de rouge et de bleu, portait avec aisance un complet de toile et un superbe panama. Il salua les voyageurs de ces mots :

Good Morning, signor… señorita, je vous salue.

Cette salutation en diverses langues fit sourire Aurett. Elle ignorait que les Canaques hawaïens, sans cesse en contact avec les Américains et les Européens qui détiennent tout le commerce de l’archipel, ont accepté leur langue comme leur monnaie. De même que les louis français, les livres sterling, les dollars et les aigles américains, les lires d’Italie, les roubles russes et les piastres mexicaines tintent ensemble dans leurs poches, de même les mots de nationalités diverses se confondent dans leurs discours, ce qui, en y ajoutant le dialecte autochtone, donne naissance au plus réjouissant patois. Un voyageur a pu dire avec raison que la langue hawaïenne moderne est un volapuk océanien. En tout cas elle constitue une sorte de sabir, facile à parler et à comprendre, comme est pour les Latins le sabir des rives méditerranéennes.

Dans cet idiome panaché, le Papolo continua :

— Vous allez voir les Kakounas ?…

— Les Kakounas ? répéta sir Murlyton.

— Eh oui ! Les prêtres de la déesse Pélé.

— Il en existe donc encore ? demanda le gentleman. Je croyais que l’ancienne religion avait complètement disparu, remplacée par le protestantisme, et même, depuis le roi Kalakaua, par l’athéisme.

L’indigène hocha la tête.

— Nous ne sacrifions plus à Pélé depuis que notre reine Kahaoumanou, veuve de Kametamahou, décida son fils le prince Liboliho, à violer « le tabou ».