Conservez seulement quelque amitié au… frère de passage qui, un instant, s’est mêlé à votre existence, et qui, maintenant, va s’enfoncer dans l’inconnu.
— Nous ne venions pas vous remercier, répartit Albert d’un ton ému.
— Ah !
— Non, cela serait trop difficile… mais notre bonheur ne sera complet que si vous en prenez votre part.
— Moi ?
Un mélancolique sourire passa sur les traits du Turkmène. Puis lentement, d’une voix assourdie, dans laquelle vibraient les palpitations du cœur :
— Vous l’avez entendu tout à l’heure. — Je dois, — il appuya sur le mot, — je dois me rendre à Aousa, dans l’île Sakhaline.
— Nous attendrons votre retour.
— Je ne reviendrai jamais.
— Jamais ?… répétèrent les jeunes gens, douloureusement impressionnés par l’accent avec lequel leur interlocuteur avait prononcé ces deux syllabes désespérantes.
Il secoua la tête :
— Mes dernières… vacances s’achèvent. Elles vous ont été consacrées. Désormais j’appartiens à une œuvre grandiose…, à laquelle des millions d’hommes sacrifient leur existence, à laquelle j’ai sacrifié la mienne… Mariez-vous, vous que le bonheur attend. J’assisterai à votre union, et après… ma foi…, oubliez-moi… puisque vous êtes des bons et des aimants…, le souvenir pour vous serait une amertume.
— Mais qui êtes-vous donc ? questionna Prince.
— Qui je suis ? Un ex-forçat de Sakhaline, qui a promis d’y revenir après six mois écoulés.
— Un forçat auquel les gardiens, les condamnés, les Japonais, obéissent, et dont moi-même, agent de la police du tzar, je suis fier d’être le serviteur.
C’était Kozets qui entrait ainsi dans la conversation.
— Kozets ! murmura Dodekhan d’un ton suppliant.
Mais Albert lui prit les mains, et le regardant bien en face :
— Frère, qui êtes-vous ?
— Je suis… la justice.
— Je comprends. Pour nous, vous avez accompli ce qui vous semblait juste. D’autres devoirs… les paroles de M. Kozets me les montrent immenses,