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L’HÉRITAGE DE LA « FRANÇAISE ».

Un instant Stanislas Labianov sembla se recueillir. Enfin d’un accent hésitant :

— Je partagerais entièrement votre avis, si nous avions affaire au Japon seul. Parbleu, l’empire du Soleil Levant ne serait pas pour nous troubler outre mesure.

— Que craignez-vous donc ? L’entrée en lice de la Chine ?

— Non… Elle dort depuis des siècles… ce n’est pas en deux ou trois ans qu’elle se remettra en mouvement.

— Quoi donc alors ?

— Quelque chose que je ne connais pas, et que, cependant, je sens autour de nous.

Il arrêta du geste l’exclamation prête à jaillir des lèvres du policier.

— Attendez… Il s’agit de choses que l’on ne saurait faire toucher du doigt… Tenez, un homme, habitant une plaine, s’apercevra de suite que l’on a abattu un arbre, un seul, parce que ses yeux, accoutumés au paysage, sont affectés par la moindre modification des lignes.

Un passant n’y verra rien, et même averti du changement apporté, ne le concevra pas.

— Ah ça ! général, vous me faites un cours de jardinier paysagiste.

— Je fais une simple comparaison… Eh bien, de par toute l’Asie, il s’opère des métamorphoses, impalpables, invisibles pour ceux qui passent, troublantes et nettes pour ceux qui résident. Ici, l’attitude des forçats étrangers, c’est-à-dire, Persans, Géorgiens, Turkmènes, Bouriates ou Mongols, ne vous a point surpris. Vous les avez jugés soumis à la discipline du pénitencier, obéissants, presque serviles.

— En effet.

— Eh bien ! vous vous êtes trompé. Un vent de révolte souffle sur tous ces cerveaux. Leurs regards sont devenus ironiques… Oh ! pas un mot, pas un geste ne saurait être puni ; … ils ignorent officiellement nos revers, les précautions sont si bien prises pour les isoler du reste du monde !… Et pourtant, j’en jurerais, ils savent jour par jour les épreuves de nos vaillantes troupes, ils correspondent avec l’extérieur… Comment ? Mystère ! Vous le prouver m’est impossible, mais comme je vous le disais, je le sens à des riens, des regards, des sourires, des inflexions de voix… Et tenez, jusqu’à l’audace de ce jeune drôle, Dodekhan, qui tantôt a osé me dire qu’il verrait la « Française »…

— Oh ! celui-là, ricana l’agent, regrette sûrement sa petite fanfaronnade… Il est aux fers dans son baraquement, avec deux gardiens…

Labianov n’eut pas le temps de répondre.