— Bien, déclara Scipion, je vous demande pardon de vous émotionner, mon bon ; vous avez l’âme sensible comme une jolie femme devant un toutou malade. Je reprends le récit pour vous distraire.
Et le sourire aux lèvres, le joyeux Marseillais poursuivit :
— Vous comprenez, ce mot c’était un défi ! Le Gapo, obstacle infranchissable ! troun de l’air ! La doña le franchirait, et moi, né à Marseille, moi qui ai foulé le sol de la Cannebière, je resterais au bord. Té ! cela fait pitié ! Donc, je dis à mes doux agnelets : Pleure pas, on va la joindre. Là-dessus je m’en vais, les mains dans les poches, à l’embarcadère de Manaos.
Scipion dégusta une lampée du breuvage, que Candi venait de lui servir, non sans déférence.
L’Italien était favorablement impressionné par la faconde marseillaise.
— Té donc, ma caille, continua Masslliague, je m’introduis dans les tavernes où se réunissent les bateliers. Au bout de deux heures, j’avais pris vingt gobelets d’aguardiente, mais je n’avais pas embauché un seul pagayeur.
« Tous me répondaient en faisant des yeux blancs, comme dorades dans la poêle :
« — S’engager dans le Gapo, c’est marcher à la mort ; on s’y égare et l’on n’en sort plus.
« J’avais beau vouloir leur remonter le moral :
« — Que tu crains, pitchoun, tu navigueras avec un Marseillais !
« Va te faire lanlaire ! Ces coquinasses noirs, acajou ou café au lait, secouaient la tête et refusaient de rien entendre.
« Et ce pauvre drôle — Scipion frappa sur l’épaule de Gairon — il se lamentait que ça fendait l’âme comme une hache.
« — Euh ! qu’il disait, elle est perdue à jamais.
« Puis il rapetassait des bêtises, comme je n’en ai jamais entendu en Provence…
« — Tout est fini. Il n’y a plus qu’à abandonner la partie. Ma vie est brisée…
« Ça me fendait le cœur de l’entendre se lamenter.