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Sur le plateau de Bellevue d’Hal, le commandant Vidal, Espérat, Lucile, regardaient, muets, bouleversés.

La victoire. La victoire enfin !

Leurs nerfs vibraient jusqu’à la souffrance. Ils étaient envahis par ce grelottement intérieur, ce tremblement incoercible que cause parfois le coup de collier final aux troupes les plus aguerries, et que les docteurs enclins à baptiser toutes choses de noms sonores, désignent sous l’appellation d’hystérie de vaincre.

Mais un cri de Marc glaça ses compagnons.

— Ce n’est pas Grouchy.

Lucile, Milhuitcent demeurèrent bouche bée. Leurs cœurs cessèrent de battre. Il leur sembla descendre dans l’angoisse jusqu’à la mort. Puis une âpre curiosité les prit. Ensemble ils balbutièrent :

— Pas Grouchy… et qui donc ?

Marc ne les écoutait plus.

Il parlait pour lui seul, le visage contracté, les yeux hagards.

— Qui commande à l’aile droite… ? Ah ! oui, Lobau. Il se replie, il abandonne le terrain, il découvre le centre !

Et avec un cri déchirant, surhumain :

— Malédiction ! Ce sont les Prussiens !

Il disait vrai.

Soixante mille soldats de Prusse attaquaient en flanc les troupes françaises, épuisées par la lutte de la journée.

La jonction des armées de Blücher et de Wellington s’opérait à Waterloo, et les derniers combattants de France se trouvaient pris dans les mâchoires d’un formidable étau.

Les fautes des généraux annulaient les prodiges enfantés par le génie de Napoléon.

La trahison de Bourmont, l’indécision de Ney, la maladresse de Grouchy, amenaient le désastre où allait sombrer la France, où allait s’engloutir le drapeau de la Liberté.

Plus personne ne parlait. Vidal avait bien vu, trop bien vu.

Le corps de Lobau, écrasé par une artillerie dix fois supérieure, pliait. Le mouvement de retraite se communiqua bientôt au centre, à l’aile gauche.

Wellington, profitant de ce secours inespéré, prit l’offensive, et lança ses bataillons reformés sur la pente du Mont-Saint-Jean.

Alors la retraite s’accéléra, se transforma en déroute. Une panique désespérée affola les régiments héroïques.

Peut-être les masses sentent-elles passer sur leurs têtes le souffle de la