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chera pas le petit tondu de rentrer en France un de ces jours, avec nous s’entend,… et en deux temps, nous serons aux Tuileries[1].

L’Empereur tressaillit.

Drouot se rapprocha de lui et tous deux écoutèrent :

— Pas si commode que cela, grommela un camarade de l’orateur.

— Pas commode, pitchoun ; ouvre tes oreilles, qu’elles sont déjà comme des plats à barbe, et tâche à te gargariser l’intellect ! Voilà le plan.

Gravement, le Marseillais débita :

— L’Empereur fait courir le bruit qu’il veut reprendre l’Égypte. Ceux qui sont aux Tuileries sont contents de notre éloignement ; ils en rient, c’est bon.

L’Empereur ne s’est pas endormi ; tout est préparé pour nous recevoir, c’est bon.

Nous nous ravitaillons à Malte. Nous débarquons sur les bords du Danube, un peu plus haut ou un peu plus bas : c’est bon.

Constantinople ferme les yeux. Alors nous marchons en avant, drapeau déployé, en colonne serrée. Les Grecs nous joignent ; les Moldaves et les Serviens aussi.

Les Hongrois nous attendent pour s’insurger contre les Autrichiens ; car les Hongrois et les Autrichiens, c’est comme l’eau et le feu.

Nous remontons le Danube. Une armée polonaise s’est mise en route de Varsovie pour venir à notre rencontre. Cette armée est la sœur de notre armée, vous savez, et au signal, nous nous trouvons ensemble sous les murs de Vienne.

De la capitale de l’Autriche à notre capitale, nous connaissons le chemin et nous le faisons les yeux bandés. Nous voilà de retour à Paris ; ceux des Tuileries ont filé ; les Parisiens crient : vive l’Empereur ; c’est bon, ça y est.

Napoléon, Drouot écoutaient, échangeant des regards d’intelligence, émus par la faconde de ce caporal obscur, prototype du Français d’alors, de l’être naïf et confiant, qui, accoutumé à atteindre à l’impossible, débitait sans sourciller une folie épique et prodigieuse.

Mais un organe-rude s’éleva.

— Campbell, chuchota l’Empereur.

C’était en effet le colonel. Blessé dans son sentiment national par les hypothèses du soldat, il s’efforçait de lui démontrer l’insanité de sa combinaison. Dans ce soin même apparaissait la peur que le nom seul de Napoléon causait à l’Europe.

  1. Mémoires de Pons. Lettre de Drouot au duc de Bassano.