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champ de carnage. Et tout à coup, au loin, dans ce cercle de pourpre qui limitait la vue, dans cette aurore ou ce crépuscule des tueries, un fantôme imprécis se dressait, une voix formidable clamait :

— Debout.

Les morts se redressaient, rigides, tels des statues. Les blessés se traînaient auprès d’eux.

La voix parlait encore :

— La vie, c’est la volonté. Si vous cessez de vouloir, adieu à toute espérance. Vos jambes sont brisées, il faut marcher ; quelques gouttes de sang restent seules en vos veines, précipitez-les vers vos cœurs pour les exalter. Que la plainte montant à vos lèvres se transforme en rugissement de colère. On vous croit abattus, montrez-vous debout au monde stupéfait. On vous croit cadavres, devenez lions dévorants ; c’est l’effort ultime, suprême, décisif, qui s’impose. Le Génie est là-bas, à l’île d’Elbe. Placez-le à votre tête et qu’il vous conduise là où le destin a écrit : demain, apothéose ou tombeau !

Soudain un frisson secoua la comtesse, la vision disparut. Une main respectueuse avait timidement heurté le panneau de la porte.

— Entrez ! fit-elle d’une voix mal assurée.

Un laquais se présenta :

— M. le comte vient de rentrer. Il attend Madame la comtesse dans la bibliothèque.

Elle congédia le serviteur du geste.

Puis elle se leva tout d’une pièce, murmura sans avoir conscience de parler à haute voix :

— Oui, l’effort suprême ! Il le faut.

Et elle quitta la salle.

Bientôt elle pénétrait dans la bibliothèque.

Au milieu des rayons chargés de livres, le comte était assis devant une large table de chêne sculpté, sur laquelle s’étalaient des cartes et des brochures.

Au bruit léger du battant tournant sur ses gonds, il releva sa tête pensive et doucement :

— C’est vous, ma chère âme ; vous avez exprimé le désir de me parler.

Elle inclina la tête :

— Oui.

Et sans lui laisser le loisir d’interroger, tout d’un trait, elle conta la visite d’Espérat à Schœnbrünn, la lettre autographe de Louis XVIII, préconisant le transfert du roi d’Elbe en un exil plus lointain.