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LE MAÎTRE DU DRAPEAU BLEU

D’un ton de volupté cruelle que les carnassiers eussent apprécié :

— Oui, oui, du sang… un fleuve… un océan de sang !

Mais, brusquement, il se domina, son masque couturé s’immobilisa, plus sinistre encore dans son horreur figée.

— Ce que je montre, ce que j’étale à vos yeux, me dispense de périphrases, de détours oiseux… j’en demande pardon au seigneur Dodekhan, amant convaincu des périodes fleuries ; mais, désormais, j’exprime ma volonté ainsi qu’une balle parcourt sa trajectoire, tout droit, tout net, un sifflement, un coup.

Puis, lentement :

— Je vous hais… Vous le comprenez, n’est-ce pas ?… Je suis entré dans la passe de Ki-Lua vigoureux, défiant le trépas… J’en suis sorti brisé, plus faible que l’enfant, les jambes broyées, un bras arraché… Je vis, je respire, et cependant je suis mort, mort aux joies humaines. Une seule consolation, une seule… le dévouement de San.

Le géant se redresse fièrement sous son vivant fardeau.

— Il m’a dit : « Maître, je serai tes pieds ; Maître, je serai ton bras… » et il m’a redonné l’envie de vivre pour me venger, pour frapper sans cesse, pour semer la ruine, la douleur, l’épouvante parmi ceux qui, orgueilleux de leur stature, de leur force, de leurs Joies, croiraient assez faire en laissant tomber sur le triste déchet que je suis un regard d’inutile et insultante pitié.

Un silence pesant régna dans la salle aux stores empourprés, à la décoration riante et fleurie.

Log semblait se recueillir, et sous son poids, San demeurait immobile, tel un socle de granit supportant l’image de l’un de ces dieux étrangement horrifiques nés de la fantaisie exaltée des statuaires hindous.

Ni Dodekhan ni aucun de ses compagnons ne trouvait une parole.

Ils restaient là, médusés par la nouvelle apparence du Graveur de Prières, hypnotisés en quelque sorte par la vue de ce buste dressé, de cette figure ravagée, hideuse et désolée.

Et soudain, Sara, brusquement consciente de la situation, murmura :

— Nous sommes perdus !