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LE MAÎTRE DU DRAPEAU BLEU

gner le Maître chaque jour, et recevoir au retour une superbe récompense… Voilà comme on transforme la cupidité en dévouement. On se sert de ces gens-là et on les supprime lorsqu’ils ont cessé d’être utiles.

Pendant un instant les deux hommes se considérèrent sans prononcer un mot. Dans l’âme de Dodekhan, il y avait une souffrance généreuse.

Il s’oubliait lui-même pour songer seulement aux maux effroyables qui allaient s’abattre sur l’Asie commandée par Log, dont le sinistre génie lui était révélé par ce San, brute admirante entièrement dévouée à son chef.

Ce fut ce dernier qui renoua l’entretien.

— Le directeur de la prison de la Haute Ville obéissait également au Maître, vous avez pu vous en rendre compte, seigneur Douze ?

Le jeune homme approuva d’un geste vague, attristé.

— Et aussi, continua le géant avec une cruelle insistance, les sikhs qui vous gardaient, les magistrats, les officiers.

Et le Turkmène secouant la tête pour nier :

— Oui, je vous entends, juges et lieutenant obéissaient sans le savoir, trompés par des rapports fantaisistes… Cela est possible… Mais que fait la cause de la soumission, pourvu que la soumission existe ?

Et, railleur :

— Tout obéit au Maître du Drapeau Bleu… Les fugitifs qui ne peuvent suivre d’autre route que celle qu’il a tracée ; les ponts qui sont coupés quand il le souhaite, les boules aux ardillons aigus qui arrêtent leur marche au point fixé par son désir.

La voix s’enflait, assourdie par le capitonnage, mais néanmoins triomphante, insultante pour le vaincu.

— Tout obéit, tout, poursuivi San avec exaltation… Les najas assiégeant les ennemis du Maître dans leur cachette feuillue… Tout ! Tout !… jusqu’au feu dont ils s’abritent contre les reptiles et qui les livre au chef redouté de la race jaune.

Dodekhan fut secoué par un tressaillement dont vibra tout son être.

Oui, les mots de son interlocuteur lui rappelaient la forêt, le gommier isolé, le cercle de flammes, ces Hindous aux attitudes énigmatiques… Comme malgré lui, il murmura :