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LE MAÎTRE DU DRAPEAU BLEU

la duchesse d’un regard douloureux, et très bas, mais avec une invincible fermeté, elle dit :

— C’est donc moi qui aurai le courage…

Sara a un grondement éperdu… Elle a compris…

Le courage dont parle Mona consistera à abattre le parasol piqué en terre. Elle se jette en avant de l’objet à la couleur voyante, elle étend les bras, elle bégaie :

— Non, non… cela ne sera pas, cela ne sera pas !

Elle s’attend à une lutte, à une apostrophe violente… Elle demeure stupéfaite. Mona la supplie :

— Je suis plus forte… Deux cœurs de jeunes femmes doivent être broyés plutôt qu’un peuple… N’usez pas mon courage… Pauvres nous !

Mais un frisson secoue la petite duchesse. Au-dessous de son poste d’observation, les sabots des chevaux sonnent sur le roc.

Une galopade effrénée de pensées évolue dans son crâne.

Elle oublie le lieu, l’heure présente. Le passé de la terre de Gaule, endormi à l’état de souvenir historique en un coin ignoré de son cerveau, se réveille, se met en mouvement, devient actuel.

Et le réel, et les spectres de la mémoire, l’aujourd’hui, l’autrefois, se mêlent, se confondent.

Ces chevaux qu’elle entend ne sont plus les montures des Pavillons Noirs de Log, non… Ce sont tous les envahisseurs de la terre de France. Cohortes romaines, hordes d’Attila, chevaliers de Charles le Téméraire, Espagnols de Flandre, Autrichiens, Anglais de 1814 et 1815, cohue prussienne de 1870.

Et elle est là. Un geste d’elle sera la délivrance, l’écrasement des barbares, le triomphe du drapeau bandé de tricolore qui claque là-bas, dans le semis d’or du soleil, au sommet de la paillote, où un Français attend son signal pour frapper.

Que disait-elle donc, tout à l’heure ? Il faut un orgueil de race pour atteindre à certains dévouements. Mais cet orgueil, elle le sent en elle. Elle l’a ; ce n’est point la duchesse qui s’irrite, c’est la petite femme de France ; c’est ce composé de tous les effluves du terroir, transmis, accumulés par les ancêtres, brillants ou obscurs, lettrés ou, roturiers.

Comme en dépit d’elle-même, Sara crispe sa main sur la tige du parasol. Un effort sec, brutal, et la