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LE MAÎTRE DU DRAPEAU BLEU

créait ainsi deux demi-tables, l’une attribuée aux prisonnières, l’autre à lui-même.

Et il avait paru si satisfait de cette subtilité d’étiquette, que les jeunes femmes ne s’étaient pas senti le courage d’engager une discussion à ce sujet. Lui-même prit les vases de liquide sur l’étagère, posa celui de droite parmi les porcelaines fleuries, à l’usage des captives, celui de gauche devant les soucoupes à lui réservées.

Sara ne sembla même pas s’en apercevoir, mais ses paupières s’abaissèrent, voilant de leurs cils bruns ses yeux rieurs. Au surplus, la porte intérieure tourna sur ses gonds, livrant passage à Mona et à Lotus-Nacré.

Toutes deux serrèrent la main de la duchesse : Mona, de façon tendre, caressante, comme pour marquer une muette confiance ; la jolie Nippone avec un je ne sais quoi de vainqueur, de conquérant.

Elles songeaient à leur mariage avec Dodekhan, chacune persuadée qu’elle était l’épouse réelle, chacune, selon sa nature, promettant tacitement sa protection à la compagne de captivité.

On se mit à table. La boisson — soit hasard, soit calcul de San — se composait uniquement d’eau-de-vie de riz et d’eau.

Les jeunes femmes usaient seulement de ce dernier liquide. Le « masque d’ambre » le mélangeait d’une proportion copieuse d’eau-de-vie.

Il clignait des yeux, comme s’il s’amusait énormément de la conversation de celles qu’il surveillait.

Et ma foi, étant donné sa morale particulière, le dialogue était comique.

Ainsi Lotus-Nacré levait son verre où tremblotait l’eau limpide et disait :

— À la santé de la réelle Mme  Dodekhan !

Mona lui faisait raison.

Et les deux jeunes filles, ignorantes de l’effroyable drame dont elles étaient les actrices inconscientes, riaient en ajoutant, chacune à part soi :

— J’ai bu à ma santé.

Seulement le regard bleu de Mona se faisait très doux, une lueur tendre s’y allumait, tandis que les noires prunelles de la Japonaise se piquaient d’une étincelle rouge d’orgueil et de victoire.

Les mets disposés sur la table, San avait congédié les servantes.