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éclatants qu’ils effacent ceux de siècles de monarchie, exiges-tu, suprême sacrifice, que je porte le poids des fautes du monde ?

Quelques minutes s’écoulèrent. L’Empereur semblait attendre une réponse de l’Infini qu’il venait d’évoquer.

Puis brusquement il se leva. Sur le guéridon, des papiers étaient rangés. Il les prit, saisit une plume et, le regard ardent, les traits contractés par la sublime volonté de l’immolation :

— Qu’importe moi… ? Venu du néant, j’y retourne pas à pas. L’histoire humaine n’est rien auprès de l’histoire éternelle de Tout. Un dernier effort contre l’ennemi, un dernier sacrifice à la Pensée… Tous veulent la paix… ils l’auront, mais pas au sein des provinces envahies… non, non… elle ne doit être signée que sur la frontière délivrée, en présence des étendards victorieux ; et alors j’abdiquerai, un conseil de régence administrera l’Empire ; plus tard, mon fils, point condamné à la guerre comme moi, donnera à cette terre bien-aimée les joies d’une paix féconde.

Et pensif :

— Oui, il faut les rassurer, leur faire comprendre que la France humiliée, vaincue, mutilée, jetée par l’étranger aux mains des Bourbons, manquerait à sa mission… m’accuser, oui… c’est cela ; m’accuser moi-même pour pénétrer jusqu’à ces esprits étroits… Que les commissaires qui vont partir en province pour me recruter les compagnons de la lutte finale, prêchent la guerre en annonçant la paix, qu’ils disent : L’Empereur fut coupable d’ambition, affolé de gloire. Il le reconnaît… Il veut vous apporter encore la victoire et il disparaîtra, il rentrera dans l’ombre. Ayant été le premier, il deviendra le plus humble des citoyens.

Et d’une écriture nerveuse, écrasant sur le papier les becs de la plume qui l’éclaboussait de gouttelettes d’encre, jetant autour des mots comme une auréole de mitraille, il traça les phrases du discours qui allait faire jaillir du sol de la France sa dernière armée[1].

« Je ne crains pas de l’avouer, j’ai trop fait la guerre. J’avais formé d’immenses projets, je voulais assurer à la France l’empire du monde. Je me trompais, ces projets n’étaient pas proportionnés à la force numérique de notre population… Je dois expier le tort d’avoir trop compté sur ma fortune, et je l’expierai. Je ferai la paix, je la ferai telle que la commandent les circonstances, mais elle ne sera mortifiante que pour moi. C’est moi qui me suis trompé, c’est à moi à souffrir, ce n’est pas à la France. »

Il s’interrompit et d’un ton déchirant :

  1. Souvenirs de Cambacérès, de Lainé, rappelés par Thiers dans son Consulat et Empire.