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— Le roi tient son pouvoir de Dieu seul, du moins vous le prétendez, l’abbé ?

— Certes !

— Il fait donc ce qu’il veut. Pourquoi me permettrais-je, moi, simple mortel, de lui dicter sa conduite ?

— Eh, s’écria impétueusement le baron Louis, les libéraux du Sénat, les républicains du peuple m’ont chargé de vous pressentir, doivent-ils voir en vous un ami ou un ennemi ?

Exagérant encore son urbanité :

— Baron, dit Talleyrand, le peuple s’intitule roi depuis la chute de Louis XVI. Je ne puis lui parler que comme à un souverain. Ayant la toute-puissance, je lui suppose la toute perspicacité, et je me tais.

— Ah ! fit doucement Dalberg, représentant du Tugendbund européen, je n’interrogerai même pas le prince de Bénévent, je vais me retirer avec ces Messieurs.

L’abbé de Pradt et le baron Louis se disposaient en effet à prendre congé.

Talleyrand retint le duc.

— Un instant, mon bon Dalberg, j’ai un petit service personnel à vous demander. En faveur du motif, vous consentirez bien à retarder votre départ.

Et l’obligeant à se rasseoir :

— Cinq minutes à peine. L’exposé d’un petit ennui où je me trouve…, je serai ménager de vos instants.

Puis accompagnant les autres jusqu’à la porte, l’astucieux diplomate, tout en claudicant, réussit, par une manœuvre habile, à séparer l’abbé du baron Louis et à lui glisser à l’oreille :

— Le roi sait que je travaille pour lui, mais je ne pouvais l’avouer devant le délégué des sans-culottes.

Et de Pradt sortant avec un éclair de triomphe dans les yeux, Talleyrand susurra de manière à être entendu de Louis seul :

— Laissons les royalistes coopérer au triomphe de la République, sans les décourager par des aveux inutiles en public.

La face loyale du baron s’illumina, et après une vigoureuse poignée de mains, le financier suivit le laquais, appelé par un coup de sonnette, qui allait le reconduire ainsi que l’abbé jusqu’à la grille.

Un instant le prince de Bénévent demeura tourné vers la porte refermée, le visage crispé par un rire silencieux, puis il alla vers la cheminée, tira par deux fois le cordon de sonnette terminé par une figurine de bronze représentant les traits de Napoléon.