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Assis à l’écart, le baron de Vitrolles et le vicomte d’Artin écoutaient, indifférents en apparence à ce qui se disait autour d’eux.

— Oui, clamait l’abbé de Pradt, le moment est venu d’agir contre l’ogre de Corse[1]. M. de Rochechouart, aide de camp de l’Empereur de Russie, d’Alexandre le libérateur, a fait tenir une lettre à la noblesse de Paris. Venus des confins de la Moscovie, écrit-il, nous avons refoulé Napoléon en France. À vous de l’en chasser maintenant et de rouvrir au Roi son palais.

— Qui prouve, plaisanta le duc de Dalberg, que la rhétorique ne conduit pas toujours à la philosophie.

Mais l’abbé continuait :

— Aimée de Coigny, MM. de Vauvineux, Thibaut de Montmorency, Gustave d’Autefort sont prêts à tout tenter. Autour d’eux se groupent MM. du Theil, de Crisnoy, de Choiseul, de la Ferté-Menu, de Fitz-James, Adolphe de Las Cases, Florian de Kergolay, d’Adhémar, le vicomte de Chateaubriant, Dubois de Lamotte, de Mâlartie, de Béthisy, de Pimodan, de Mazaucourt. Qu’en pensez-vous, mon cher prince ?

Talleyrand, prince de Bénévent, ainsi mis en cause, quitta l’attitude nonchalante qu’il avait adoptée depuis le début de l’entretien.

— Je pense, fit-il, que voilà de beaux noms, de nobles têtes pour l’échafaud, si la police impériale vous entendait.

M. de Pradt devint fort pâle :

— Est-ce que vous craindriez les espions… dans cet hôtel, demanda-t-il en baissant la voix ?

— Pour moi, non. Je laisse conspirer mes hôtes, en amphytrion courtois, mais je ne conspire pas moi-même.

— Alors vous n’approuvez pas mes paroles ?

Le prince se leva, et avec un salut onctueux que semblait railler le sourire narquois crispant ses lèvres :

— Désapprouver un ami en visite serait discourtois, et vous m’avez proclamé vous-même, mon cher abbé, l’homme le plus poli de France.

L’abbé se dressa sur ses pieds d’un ton agressif, il demanda :

— Rapporterai-je cette réponse à ceux que j’ai nommés ?

— Ne rapportez rien, mon bouillant ami, un refus de répondre n’est point une réponse.

— Le roi compte en ce moment ses fidèles, doit-il vous porter parmi eux ?

Avec une révérence de roué, le rusé diplomate répliqua :

  1. Les royalistes commençaient à désigner ainsi Napoléon.