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sage de la jeune femme demeurait calme, impénétrable. Seuls ses regards décelaient son agitation intérieure, et des lueurs phosphorescentes les traversaient ainsi que ces éclairs d’été, précurseurs des orages.

Intimidé, Enrik s’assit devant la table. Lucile alors le servit, remplit son verre et se tint debout, attentive à ses moindres gestes.

Il s’étonna :

— Ne consentiriez-vous pas à dîner avec moi ?

— Je n’ai pas faim,… et puis…

— Et puis ?… questionna-t-il.

— Je vous répondrai franchement. Je ressens au fond de moi-même des révoltes,… c’est le sang de ma race qui les cause. Je dois les dominer et m’accoutumer à ma nouvelle situation. Je suis la servante de mon époux ;… j’agis en servante.

— Vous, s’écria Bilmsen, la bouche pleine…, vous, servante… Mais ma fortune, moi-même sommes vos esclaves, désireux seulement de vous obéir.

Elle hocha lentement la tête :

— Alors, passez-moi ma fantaisie présente. Acceptez sans récriminer que je vous serve.

— Dès l’instant où c’est par obéissance, je me tais.

Et enchanté, de sa réplique, qui lui apparaissait comme une fine fleur de la galanterie française, l’Allemand se remit à dévorer.

Avec une patience inlassable, la jeune femme veillait à ce qu’il ne manquât de rien. Elle lui avançait le pain, la viande, les légumes, s’empressait à apporter la salière de terre émaillée que, dans son trouble, elle avait oublié de mettre sur la table.

Enrik la regardait avec tendresse. De même que d’Artin, il avait songé non sans émoi à ce premier tête-à-tête, et Lucile était si différente de l’épouse qu’il avait imaginée, qu’il s’engourdissait dans une satisfaction béate coupée de phrases admiratives :

— Vous êtes trop bonne.

Ou bien encore :

— Vous êtes un ange.

Il prononçait : anche ; mais celle à qui s’adressaient ces compliments ne paraissait pas s’en apercevoir.

Toujours plus attentive, elle remplissait le verre d’Enrik aussitôt que ce dernier l’avait vidé. La double opération pratiquée souvent amenait des tons plus vifs aux joues du secrétaire de M. Metternich. Ses regards devenaient indécis… ; il présentait les symptômes d’une digestion laborieuse, et la jeune femme lui paraissait se noyer peu à peu dans un brouillard.