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Il regarda le véhicule s’éloigner, traverser la place, disparaître à l’angle ouest, puis, d’un pas lent, il se dirigea vers le groupe désolé dont Lucile formait le centre.

À la prière de la jeune fille, le chef des hussards qui escortaient le convoi, avait permis que le comte de Rochegaule fût extrait de la charrette. Deux soldats étendaient le moribond sur une civière improvisée.

— Que faites-vous là ? demanda d’Artin à sa sœur.

Celle-ci, les yeux fixés sur le visage immobile du mourant, répondit sans lever les paupières :

— J’ai obtenu qu’il fût transporté à l’hôtel des Cloutiers, où je résidais encore ce matin. C’est là que l’espérance est morte pour moi… ; l’endroit est propice pour que mon père exhale son dernier soupir.

Les porteurs de civière se mettaient en marche.

Et lugubre procession, Lucile, Espérat, Henry, Bobèche, d’Artin, suivirent, salués au passage par les habitants qui, voyant le soldat de Napoléon couché sur le brancard, escorté de la malheureuse, mariée à un envahisseur, devinaient le lamentable drame dont était déchirée l’âme des Rochegaule.

Ils devinaient une partie seulement de la vérité, car le drame était plus horrible que les indifférents ne le pouvaient supposer.

Chacun des personnages éprouvait des sentiments tumultueux.

D’Artin songeait que le trépas de son père allait le faire comte, comte de Rochegaule ; que seul il aurait à réclamer les faveurs du roi.

Espérat continuait à se poser l’angoissante question : Ce mourant est-il mon père ?

Dans les yeux baignés de larmes d’Henry, brillait un éclair, lorsque leur regard rencontrait le vicomte ; ce gentilhomme qui, durant de longues années, avait été un maître impitoyable,… ce gentilhomme qui avait assassiné Marion Pandin ! Et la main du petit voltigeur fourrageait sa poitrine, sur laquelle, à l’extrémité d’une cordelette, elle rencontrait un bouton de bois ciselé, le bouton trouvé entre les doigts glacés de Marion et qui avait décelé le meurtrier.

On atteignit l’hôtel des Cloutiers ; on traversa la cour déserte. Dans l’escalier à la rampe de fer forgé, le cortège s’engagea, gagna la chambre de Lucile, et les soldats, impressionnés par le silence, déposèrent le comte sur le lit.

Lucile eut un gémissement.

Son père allait s’enfoncer dans l’éternel sommeil sur ce lit, où elle-même avait dormi les heures de captivité.