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Une exclamation du prêtre arrêta la parole sur ses lèvres. Instinctivement il suivit la direction des regards de celui-ci et, par l’une des fenêtres donnant sur la place, il aperçut l’épicier Buzaguet, reconduisant obséquieusement jusqu’à leur chaise de poste les gentilshommes rencontrés tout à l’heure dans la boutique.

Le visage de M. Vaneur exprimait la surprise. Il devait connaître ces hommes qui, eux aussi, avaient parlé de l’invasion… autrement que le pauvre maître d’école et le modeste desservant de Stainville.

— Vous connaissez ces voyageurs ? demanda l’enfant.

— Oui… durant l’exil… j’ai en effet…

— Ah ! des soldats de l’armée de Condé… leurs noms, Monsieur l’abbé, leurs noms ?

— Que t’importe, petit ?

— Répondez, répondez, je vous en supplie.

— Eh bien, le plus âgé est M. de Vitrolles, gentilhomme dauphinois, baron de l’Empire.

— Baron de l’Empire, grommela le gamin.

— Et, inspecteur des Bergeries Impériales.

— Misérable, bégaya l’enfant en serrant les poings.

— Qu’as-tu donc ? questionna l’abbé étonné par son attitude.

— Rien, continuez, Monsieur le curé… et l’autre, l’autre ?

— L’autre est le vicomte d’Artin, fils aîné du comte de Rochegaule, dont le petit castel se trouve au nord de Saint-Dizier, vis-à-vis le château du Plessis.

— Je vois, je vois… et est-ce aussi un fonctionnaire de Napoléon ?

— Non. C’est un ennemi qui n’a jamais désarmé. Il est le bras droit du secrétaire de l’Empereur Alexandre de Russie, de ce Corse Pozzo di Borgho qui, sous prétexte d’une haine de famille entre les siens et les Bonaparte, sème depuis quinze ans, par toute l’Europe, la haine du nom français.

À ce moment, le postillon fit claquer son fouet et, devant Buzaguet courbé en accent circonflexe, la chaise de poste partit à grande allure, filant dans la direction de Saint-Dizier, avec un roulement de tonnerre.

— Ces messieurs nous ont distraits de nos préoccupations personnelles, fit lentement M. Vaneur, revenons à nos moutons.

Mais à sa profonde stupéfaction, Espérat lui répondit tranquillement :

— Inutile, Monsieur le Curé, il n’y a plus de moutons.

— Que veux-tu dire… ?

— J’accompagnerai Emmie à Paris.