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Cependant Henry poursuivait :

— D’Artin, lui, venait souvent à la maison — j’ai su toutes ces choses plus tard. — Il paraissait s’intéresser aux deux nourrissons. Ma mère ne pouvait soupçonner les projets de cet adolescent, mûr pour le crime à quinze ans. Le 16 juillet arriva…, veille de la Saint-Espérat, ajouta le jeune soldat en accentuant ses paroles. Le comte reçut des amis le soir. Marion fut mandée au château pour servir de fille de chambre à une visiteuse. Elle nous coucha dans nos berceaux, nous endormit, puis alla prendre son service. Quand elle revint, l’une des couchettes, celle du dernier né du comte, était vide, et d’Artin, le front en sueur, les cheveux collés aux tempes, livide et ricanant, se tenait auprès.

— Et tu veux qu’il soit mon frère, gronda Milhuitcent… ? Tu es insensé.

— Une explication terrible suivit, continua le soldat sans prendre garde à l’interruption. C’est moi qui ai enlevé cet enfant, déclara le vicomte, cet enfant qui me volait une part de mes droits. Je suis parti à cheval l’emportant au loin… ; il ne rentrera jamais ici. Toi, Marion, tu te tairas, sinon je t’accuse, moi…, je t’accuse d’avoir fait disparaître mon jeune frère afin de lui substituer ton fils. Veuve, sans ressources, faible comme on l’est quand on a l’habitude de la servitude…, Marion céda. Elle consentit à me présenter, moi, comme l’héritier des Rochegaule. C’était facile, personne en dehors de d’Artin ne s’était inquiété de moi depuis ma naissance. Voilà comment j’entrai ainsi qu’un voleur dans la famille de Rochegaule… À douze ans, le vicomte lui-même m’apprit la vérité. Je devais être sa chose, son esclave, sinon l’accusation terrible suspendue au-dessus de la tête de Marion Pandin s’abattrait sur elle. Je pliai,… mais j’ai souffert, va,… souffert à ce point que toi, dépossédé par moi, tu aurais pitié si tu savais…

Espérat mit son bras autour du cou de son interlocuteur. Il l’attira à lui, l’embrassa sur le front :

— Je sais, Henry… j’ai entendu ton désespoir prier dans la nuit, à la Croix des Cosaques.

La figure du jeune soldat exprima la stupeur :

— Tu as entendu ?

— Oui, tout… et je t’ai plaint d’éprouver une souffrance trop lourde pour ton âge.

— Tu m’as plaint,… tu ne connaissais pas la vérité.

— Aujourd’hui, je te plains davantage.

— Quoi ?… Maintenant encore ?…

— Je te répète mes paroles de tout à l’heure… Un même malheur a pesé sur nous, une famille m’a abandonné… En t’en créant une, on t’a