Page:Ivoi - La Mort de l’Aigle.djvu/121

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

esprit… Mais le souvenir de Vidal, de Lucile le retint. Il ne s’appartenait pas. Il devait, suivant l’ordre reçu aux Tuileries, veiller sur le capitaine qui, sans doute, à cette heure galopait à toute bride sur la route de Saint-Dizier.

Oui, il fallait bien vite mettre l’ivrogne, cette brute pesante, dans l’impossibilité de le retenir, de contrarier ses projets. Il souleva la cruche et presque de force, il l’appliqua aux lèvres d’Ivan, obligeant celui-ci à ingurgiter une énorme rasade. Le Russe n’y vit pas malice :

— Merci, mon fils, bégaya-t-il, merci… tu es gracieux comme Rébecca puisant à la fontaine.

Puis lentement :

— Tu me parlais de Napoléon. Voilà sept ans que je vis en France… sept ans… sept fois douze mois, à la fin de chacun desquels j’envoie en Russie un rapport…

Oh ! ça ne me fatigue pas… deux pages à écrire par mois… sans me déranger, car les Français sont aimables, bavards, ils me dictent ce que je dois conter… et mon gouvernement me paie largement, je m’offre les meilleurs vins de France et je bois… à la santé de l’Empereur… de cet homme de génie à qui je dois le bonheur…

Avec attendrissement, il appuya :

— Je lui dois tout… depuis sept ans, j’ai toujours été ivre, toujours,… hein ! mon fils, c’est le ciel sur la terre.

Maintenant Espérat souriait, amusé par la logique bizarre de son interlocuteur.

— Mais alors, demanda-t-il, à moins d’être ingrat, vous devez aimer Napoléon ?

Ivan eut un grand geste :

— Si je l’aime… sans doute… il est mon héros… mon seigneur, mon maître… Avez-vous cru le pauvre pope incapable de reconnaissance… Oh ! ôtez-vous cela de l’esprit… Ministre du Très-Haut, j’élève mes prières vers lui : — Salvum fac imperatorem. — Sauve l’Empereur, souverain de l’espace, sauve-le. Car si les fous qui le combattent réussissaient à le renverser, c’en serait fait de ma félicité, ma carrière serait à jamais brisée.

Et dans un hoquet, d’une voix qui s’empâtait de plus en plus, l’ivrogne clama lourdement :

— Vive l’Empereur !

Cette fois, Milhuitcent dut se tenir pour ne pas céder au rire qui montait à ses lèvres.

Une dernière fois il souleva la cruche, entonna le reste du contenu dans la bouche du pope.

— Merci, soupira celui-ci, et définitivement vaincu par cette suprême