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patrie, la jeune fille se confondaient en son esprit, celle-ci incarnant en quelque sorte celle-là.

Les jours passaient un à un, apportant chacun une nouvelle, une affliction avant de tomber pour jamais dans le gouffre du passé.

Le 10 janvier, Marc reçut une lettre d’Henry de Mirel.

Le jeune frère de Lucile lui mandait que le vicomte d’Artin était arrivé au château de Rochegaule depuis plusieurs jours, très irrité contre lui, Vidal, qui l’avait obligé à quitter Paris.

Une discussion assez vive avait éclaté à cette occasion entre d’Artin et Lucile, la jeune fille ayant déclaré que le capitaine avait agi de la façon la plus honorable.

Sur une riposte acerbe de son frère aîné, elle s’était même laissée aller à dire :

— Conspirer, aujourd’hui où l’ennemi est en France, ce n’est point se montrer royaliste, mais traître à la patrie.

Chose étrange ! Le comte de Rochegaule, présent à l’entretien, avait baissé la tête sans relever les paroles de sa fille, paroles cependant bien audacieuses dans une maison toute dévouée aux Bourbons, où les meubles, les bibelots eux-mêmes décelaient l’attachement entêté au roi.

Espérat eut cette lettre entre les mains. Il la commenta sans fin, avec l’officier. Emmie devait quitter Paris le 14, et le gamin, torturé par le chagrin de la séparation prochaine, se prenait à s’intéresser avec passion à la tendresse de Marc et de Lucile.

Comme tous les êtres vraiment bons, la douleur le rendait meilleur. Malheureux pour son compte, il souhaitait le bonheur des autres.

Le 23, nouvelle lettre, toujours du petit chevalier de Mirel.

« Mon frère aîné, écrivait l’enfant, a rejoint les alliés. Les troupes françaises se replient sur Châlons. On prétend que l’Empereur prendra le commandement dans cette ville. S’il en est ainsi, Lucile espère qu’il vous sera possible de pousser jusqu’à Rochegaule.

« Elle est triste, Lucile, elle ne sourit plus. Il paraît que le Tugendbund a fait une démarche auprès de notre père. La terrible association a ordonné au comte de donner la main de ma pauvre sœur à un certain Enrik Bilmsen, issu d’une famille allemande de tripoteurs d’argent. D’après quelques mots échappés au comte, ce mariage serait désiré par le roi Louis XVIII, par l’Empereur Alexandre de Russie, par Frédéric Guillaume de Prusse, par Bernadotte de Suède, par lord Castlereagh, délégué du gouvernement anglais.

« Nous ne savons que penser, que résoudre devant tant de hautes