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L’HOMME SANS VISAGE

reur du comte de Holsbein, en apprenant la maladie de M. de Kœleritz. Fureur telle que Niète, inquiète de le voir en cet état, n’osait le quitter, et s’efforçait, chère petite âme de charité, d’apaiser ce père par qui elle avait souffert.


XIV

LA TANAGRA VIVANTE


Oh ! cette cinquième journée… Quelle joie. Le médecin-docteur permettait une sortie de son malade…

Oh ! pas longue ; non, pas longue… Une demi-heure… Un tour de la Puerta del Sol.

Si je supportais bien cette première épreuve, le praticien me signerait le lendemain mon exeat.

Ah ! combien la promenade me parut excellente.

Au bras de Niète, je sortis.

Nous parcourûmes lentement la Puerta del Sol, encombrée ainsi qu’à l’ordinaire par des groupes oisifs, bavards, gesticulants.

Nous devions trancher sur les autres par notre calme, notre recueillement.

Le mot n’est point trop fort. Le sentiment de la convalescence, de la vie recouvrée, a quelque chose de religieux.

Il semble que l’esprit a entrevu l’insondable, derrière les portes de la mort un instant entr’ouvertes, et qu’il revient de ce voyage avec un brouillard d’infini dans les yeux.

Et quand on aime… oh ! alors la reconnaissance est divine… C’est le bond ailé qui, du tombeau, vous porte aux apothéoses.

J’essaie d’expliquer ce qui était en nous, en ma chère petite aimée, en moi-même.

Et je dois reconnaître mon incapacité.

Aussitôt que l’on veut exprimer avec justesse une idée qui n’est pas tout à fait terre à terre, on s’aperçoit que les vocables utiles n’ont jamais été créés.

On trouve des à peu près, aussi loin de ce que l’on éprouve, qu’un ver luisant est du soleil. Aussi, peut-on affirmer que les gens qui n’obéissent pas à un besoin de vague chiqué littéraire, se reconnaissent invariablement par cette caractéristique. Ils se taisent dans l’impuissance de dire un sentiment vrai.

Les autres pérorent, et par cela seul, ils mentent, car ils ne s’aperçoivent pas qu’ils affirment avec des mots n’ayant aucune valeur d’affirmation.

Donc, je me bornerai à dire que nous étions très, très heureux, sans plus.

Concepcion, elle, bavardait pour nous trois.

Que disait-elle. Le sais-je. J’ai cru me souvenir plus tard qu’elle nous avait annoncé notamment le départ de Wilhelm Bonn, le secrétaire du comte, à destination de la France, Paris et Berlin. Mais pour l’instant, je n’attachai aucune importance à ses racontars.

Que m’importaient Wilhelm Bonn, et son maître, et le monde.

Niète était auprès de moi, son doux profil se dessinait à mes yeux, pur, candide et mystérieux un peu, car toute âme de jeune fille renferme un coin de mystère.

Ses grands yeux se fixaient de temps à autre sur moi, et il me semblait que mon sang se réchauffait sous ses regards.

L’obscurité s’annonçait par son avant-courrier le señor Crépuscule… Déjà, il fallait se séparer.

Bah ! demain, la promenade sera plus longue. Aussitôt après le déjeuner, j’irai rendre visite au comte de Holsbein, pour le remercier d’avoir permis à sa chère enfant de venir illuminer de sa présence aimée le chevet d’un malade, et puis après, nous irons, nous irons ici ou là, mais ensemble.

Niète parut touchée de mon projet.

Pauvre mignonne, si elle avait su !…

— À demain.

— À demain.

Un instant, je la regardai s’éloigner, puis avec la petite mélancolie du jour qui s’éteint, de la fiancée qui disparaît, je rentrai à l’Hôtel de la Paix.