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Commerce, la discussion s’étant prolongée ce matin.

« Après le repas, M. l’envoyé allemand se plaignit d’un malaise subit et rentra chez lui.

« À peine rentré, une fièvre ardente se déclara, compliquée de délire, au cours duquel le malade prononçait des mots sans suite :

« Casablanca… Document… Guerre ! lesquels démontrent cependant que les rapports difficiles existant entre la France et l’Allemagne préoccupent fort l’envoyé extraordinaire, bien qu’il ait toujours observé à ce sujet une réserve absolue.

« Notre collaborateur, dépêché par nous aux nouvelles, nous a rapporté que le mal inexplicable qui a terrassé l’honorable M. de Kœleritz, semblait s’aggraver encore, et que, don Fabricio de Huespodi, médecin de la cour, accouru sur l’ordre de S. M. Très Chrétienne, Notre Roi, n’a pu que constater le mal, sans lui trouver une explication scientifique.

« Ce silence significatif doit-il faire penser que M. de Kœleritz est la première victime d’un fléau inconnu ?

« L’hypothèse émise un peu légèrement par certains de nos confrères, hypothèse d’empoisonnement, ne saurait être envisagée.

« Les convives qui partagèrent le repas du plénipotentiaire allemand, n’ont éprouvé aucun symptôme de malaise. Ils sont d’ailleurs au-dessus de tout soupçon.

« Madrid semble, depuis quelque temps, viser le record du mystère.

« Après le drame des jardins de l’Armeria, voici l’énigme Kœleritz.

« On remarquera que, dans les deux cas, les Espagnols sont indemnes.

« Les victimes appartiennent exclusivement aux nationalités anglaise et allemande.

« Sans vouloir rien préjuger, nous appelons l’attention des pouvoirs publics sur cette circonstance. »

Suivaient des considérations variées sur l’état de trouble des esprits en Europe ; sur la possibilité d’une sorte de « Main Noire »[1] politique, etc. etc.

Niète lisait à mi-voix.

Et je m’amusais follement. Rien n’étant plus doux à un journaliste bien informé, que de voir patauger les confrères.

Ceci n’exclut pas la solidarité confraternelle, bien entendu ; mais l’émulation de la concurrence vient tout simplement de sentiments semblables.

Or moi, averti par sir Lewis Markham, je savais que M. de Kœleritz était une nouvelle victime voulue par X 323.

Ce dernier avait décidé que le délégué allemand serait, de plusieurs jours, incapable de transmettre à Berlin le document volé, au cas improbable où le comte de Holsbein réussirait à le lui remettre, à l’insu de son surveillant.

Et M. de Kœleritz avait été pris de fièvre délirante.

X 323 prenait des proportions monumentales pour moi. Voilà qu’il commandait à la maladie maintenant, comme aux portes closes, aux apparences, à tout.

Cet homme-là devait triompher. Il triompherait certainement, et avec lui, la diplomatie britannique.

Hurrah pour l’Angleterre !

Mais en même temps que sonnait ce hurrah interne, la nuit commençait.

Miss Niète et Concepcion se retirèrent pour regagner la Casa Avreda.

Mais ma chère adorée, mistress future m’avait promis, tout bas, qu’elle tâcherait de s’échapper après dîner, pour venir me donner le bonsoir et s’assurer que je ne manquais de rien pour bien dormir.

La gentille promesse ne devait pas se réaliser.

Ce fut la bruyante Concepcion qui vint, de la part de sa maîtresse, et qui avec de copieuses exclamations, empruntées au martyrologe spécial des Saints de la péninsule, m’apprit la fu-

  1. Association de bandits, qui a désolé l’Espagne.