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L’HOMME SANS VISAGE

Concepcion… Dans ma chambre, à l’hôtel de la Paix… c’était invraisemblable.

Je rêvais assurément.

Non, je ne rêvais point… Dans le cercle embrassé par mes regards, une délicieuse apparition se précisa, venant à mon chevet. Elle se pencha, approcha un bol de mes lèvres, avec cet ordre, velouté comme une caresse :

— Buvez.

— Niète, Miss Niète, m’écriai-je, est-ce vous ?

Elle fit oui de la tête et, tendrement autoritaire :

— Buvez d’abord, nous causerons ensuite.

Je bus… Après tout, si l’aventure paraissait obscure pour mon intelligence qui me semblait engourdie ; elle était néanmoins charmante.

Puis Niète tendit le bol vide à Concepcion, qui s’était rapprochée. Et doucement :

— Ne parlez pas… Le médecin a défendu… Ah ! depuis deux jours, j’ai eu bien peur… Vous ne repreniez pas connaissance… Mon père, lui, m’avait reconnue le matin même du premier jour…

Je la regardai avec stupeur. Que me racontait-elle donc là ? Je ne doutais pas de la véracité de ses paroles ; mais je ne les comprenais pas.

Et pourtant j’avais l’impression que la lumière allait se faire dans mon cerveau, qu’elle était toute proche.

— Ah ! continua Niète d’une voix un peu tremblante, votre blessure avait un aspect si terrible.

Ma blessure ! La voilà la lumière.

Tout me revient : le Puits du Maure, l’Armeria, le comte ; le comte surtout qui, selon toute probabilité, a cherché à tuer en moi un témoin gênant.

Ah ! tandis que je cherchais comment lui enlever le document, que je supposais entre ses mains, il m’a tranquillement assommé.

— Heureusement, reprit la jeune fille, mon père était moins blessé que vous, il m’a permis de venir, avec Concepcion, essayer de vous guérir.

— Il a permis, balbutiai-je…

Non, ce meurtrier chargeant sa fille de réparer le mal qu’il a fait.

— Il a permis, affirma-t-elle, quoique blessé lui-même.

— Il est blessé aussi ?

Cela s’embrouillait de nouveau… Ma blessure, je la concevais ; mais la sienne ?…

Niète ne pouvait soupçonner mes pensées.

La douce mignonne fût devenue folle si elle eût su que son fiancé avait été mis aux portes de la tombe par son père.

Non, non, petite Madone aux regards d’azur, tu l’ignoreras toujours.

Elle parlait cependant.

— Blessé à la tête comme vous, plus légèrement pourtant, car il a repris ses esprits dès le matin.

— Le matin ?

— Oh ! je raconte mal… Vous savez l’autre jour, le Parc, mon père survenant. L’espoir d’être aimée par vous… Oui, n’est-ce pas ?

— J’oublierais tout le reste plutôt que ces instants.

Elle mit sa petite main sur mes lèvres.

— Ne parlez pas ; le médecin l’interdit… Écoutez seulement. Votre infirmière a le droit de bavarder pour deux… Mon père avait la migraine, vous vous souvenez. Après notre dîner, il voulut sortir un peu pour tâcher de dissiper ce vilain mal. Je regagnai ma chambre et m’endormis, en rêvant à un gentleman anglais, qui allait faire de moi une Anglaise.

Je baisai la main qu’elle avait laissée contre ma joue, et cela amena sur ses lèvres un sourire divin.

— Vers minuit, toute la Casa Avreda est en révolution… On sonne, on crie, on marche… Qu’est-ce que cela signifie… Je me lève… C’est mon père que des vigilants (agents de police) rapportent évanoui, une plaie à la tête.

Un inconnu a prévenu les agents qu’ils trouveraient deux personnes assommées dans les jardins de l’Armeria… Il a disparu ensuite… Mais son avis