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L’HOMME SANS VISAGE
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Je constate en lui une indécision. Il est clair que mon ton dégagé l’étonne. Pourtant, il a l’habitude des surprises diplomatiques… Il se ressaisit aussitôt et réplique, une menace transparaissant sous la courtoisie.

— Je suis à votre disposition, Monsieur…

Il semble chercher un nom. Je m’empresse de me présenter.

— Max Trelam, du Times… J’ai eu l’honneur de vous être présenté durant votre dernière réception… Je conçois, d’ailleurs que vous ayez perdu le souvenir de ce détail, dans le mouvement d’une foule.

Il s’incline, comme pour approuver la justesse de la remarque. Moi, je reprends, sans m’attarder en circonlocutions ; à quoi bon, l’heure est venue de brûler mes vaisseaux. Et je les brûle avec la hâte ardente d’un incendiaire de profession.

— Je suis donc Max Trelam, du Times, et j’ai l’honneur, l’émotion aussi, de solliciter de vous la main de Mlle Niète de Holsbein, que j’aime…

— Depuis quand ?

La question tombe, précise. Le comte s’attendait-il donc à ma requête ? Rien en lui ne trahit le plus léger étonnement.

Depuis quand… ? Je ne puis le lui révéler, car les paroles dangereuses, irréparables, deviendraient nécessaires. C’est un espion, je ne dois pas le lui dire. Je ne dois pas lui avouer que nous sommes alliés, Niète et moi, pour assurer l’évasion de la douce mignonne. Elle veut non seulement être Mistress Trelam, mais encore cesser d’être de Holsbein. Il faut donc ruser… Je me souviens ; ils habitent Madrid depuis deux années, et je jette ce mensonge sauveur :

— Depuis l’an dernier… J’ai hésité longtemps ; je ne me jugeais pas digne d’une aussi parfaite créature.

— Et vous avez changé d’avis ?

Niète vint se placer à mon côté.

— Père, fit-elle doucement, je l’ai prié de changer d’avis, sachant bien que vous m’aimez, et que vous ne sauriez vous opposer au bonheur de votre enfant.

Oh ! la vaillante jeune fille. Son intervention assurait le consentement du comte.

Il eut une rapide contraction de la face aussitôt disparue.

Et d’un ton bonhomme, où tintait cependant une ironie menaçante :

— Que ne le disiez-vous de suite, M. Max Trelam. Il est vrai que je serais incapable de m’opposer à ce que ma fille juge devoir être son bonheur.

Puis, avec une intonation inexprimable :

— Je souhaite que le jugement de celle que, jusqu’à ce jour, j’aimai de tout mon cœur ; celle dont j’ai cherché à faire une jeune fille heureuse entre toutes, je souhaite que son jugement l’ait guidée sûrement vers l’avenir.

Ses yeux semblaient vouloir fouiller ma pensée. Ils se fixaient sur moi avec une insistance presque douloureuse.

Comme tout homme de lettres qui se respecte, j’avais débiné souvent mes confrères ; notamment un romancier à succès qui, à mon avis, abusait des regards aigus à l’endroit de ses héros.

Eh bien ! positivement, j’avais l’impression que les regards du comte me piquaient.

Que mon confrère n’était-il là ? Je lui eusse fait amende honorable de la plus complète façon.

Mais si je sentais la piqûre de ces yeux scrutateurs, je n’en concevais pas la signification.

M. de Holsbein allait me la rendre perceptible.

— Je ne résisterai point, fit-il lentement, au penchant de ma fille. Je vous agrée donc comme son fiancé.

— Monsieur, mon affection dévouée…

Il se prit à rire d’un rire mauvais.

— Serments de fiancé ; serments confiés à la bourrasque. Avant le mariage, on est un bienfaiteur… Après, il ne reste qu’un beau-père que l’on supporte quand on ne le fuit pas.

Et arrêtant un geste de protestation :

— Laissons cela. Nous verrons bien.