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L’HOMME SANS VISAGE
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sionnément (vous le voyez, j’effeuille une marguerite sous vos pas), je crois que nous n’oserions jamais les demander en mariage.

Mais foin des digressions. Mon seul but est de démontrer mon embarras. Phraséologie inutile, puisqu’il me suffira de déclarer que ma langue me semblait collée à mon palais et mes pieds nickelés au sol.

Je me demandais si j’allais reculer ou avancer.

Mais Concepcion, elle, avait juré que j’avancerais. Elle heurta légèrement le coude de sa jeune maîtresse et, d’un regard expressif, me désigna.

Mlle de Holsbein se leva brusquement, sur ses traits se refléta l’angoisse de la biche surprise par la meute hurlante. Mais fuir en ce jardin fréquenté, c’eût été attirer l’attention, soulever un scandale.

Elle comprit qu’elle ne le pouvait pas, et retomba sur le banc.

Il y avait dans son attitude, dans ses yeux, dans toute sa personne, une confusion pénible, une sorte de terreur, de mépris d’elle-même.

Pauvre enfant ! J’étais pour elle celui qui savait.

Cela ne diminuait pas la difficulté de l’aborder.

Quelles paroles prononcer, qui ne fussent point douloureuses à son oreille, qui n’ajoutassent point à son émoi.

Et cependant, je ne pouvais demeurer là, immobile et muet, comme une statue supplémentaire, édifiée à la gloire de la réserve britannique.

Je m’approchai, incliné, respectueux comme le croyant s’avançant vers l’autel, (quelle divinité fût plus exquisément douloureuse) ah… la nécessité est la mère du génie, comme disait je ne sais plus quel génial poète, né millionnaire… une idée lumineuse pétilla dans mon cerveau.

« Continuer est plus aisé que recommencer. »

Axiome assurément contestable, mais à la faveur duquel, je repris, en répétant la dernière phrase, l’entretien où nous l’avions laissé le matin.

— Attendre, c’est espérer.

Elle fit non de la tête ; mais l’anxiété peinte sur son visage s’atténua. Je cessais de nouveau d’être un étranger, pour devenir l’ami fraternel d’une heure tragique.

— Pourquoi repoussez-vous l’espoir, fis-je, encouragé par ce léger succès ?

— Oh ! fit-elle, d’une voix faible, tout autre que vous pourrait m’adresser cette question… Mais vous, vous…

Bigre ! nous nous engagions sur un terrain glissant… Nous ne devions point penser à… cela. Cela, c’était tout le contraire de l’espérance, et je voulais la ramener à l’espoir.

— À un prisonnier, il ne faut point parler de prison ; mais on est certain de lui être agréable en parlant d’évasion.

Cette citation du moraliste Largusson se présenta à ma mémoire comme la marée en carême.

L’évasion… n’est-elle pas l’oubli de la prison éloignée, de la tristesse accoutumée du captif, reléguées dans le brouillard.

Et, par association de pensées, je fus saisi d’un désir irrésistible de narrer la légende du Puits du Maure.

C’était une évasion d’abord, et puis ensuite, cela m’assurait la possibilité de la conversation prolongée. On engourdit la douleur sous un flot de paroles… Je n’avais d’autre projet, en me lançant dans cette histoire, que d’apaiser la tristesse de la malheureuse Niète, et je fus bien surpris, pas mécontent du reste, de la conclusion inattendue de mon récit.

Mais procédons avec ordre :

— Mademoiselle, fis-je, je crois qu’il ne faut jamais renoncer à l’espoir… Les légendes même, cette quintessence des conceptions humaines, le démontrent.

Elle me regarda avec une pointe d’étonnement. L’exorde qui semblait annoncer une conférence devait effectivement la surprendre.

Mais j’étais lancé. Maintenant j’avais l’idée fixe de lui conter l’évasion de la belle fille captive du Maure.