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L’HOMME SANS VISAGE

J’achète des cerillas, à des marchands d’allumettes… Ils se confondent en gracias señor ; mais s’ils vendent de quoi m’éclairer physiquement, ils n’ont à ma disposition aucune lumière intellectuelle au sujet du Puits du Maure.

Un boulanger, avisé dans une rue adjacente, me déclare noblement que assurément mon puits n’est pas quelqu’un du quartier.

Bref… il est onze heures et demie à présent, j’ai questionné cinquante personnes appartenant aux professions les plus diverses, et je ne suis pas plus avancé qu’à ma sortie de l’hôtel de la Paix.

C’est trop fort vraiment.

Il y a quelque part, à Madrid, un puits… M. de Holsbein le sait ; X 323 ne l’ignore pas non plus. Selon toute vraisemblance, M. de Kœleritz le tient également pour réel.

Et l’on dirait que, dans la cité madrilène, ces trois étrangers sont seuls à connaître ce puits espagnol.

Ah ! je comprends le sourire ironique de X 323 avant de me fausser compagnie.

L’homme étrange était assuré qu’une fois hors de portée de ma vue, il me serait impossible de le joindre à l’endroit indiqué par le comte de Holsbein.

Tout en procédant à mon enquête, j’avais marché, et me trouvais dans cette bande de terrains, bâtis en partie seulement, qui avoisine le Mançanarès.

Une baraque en planches, sorte de posada (débit de boissons) provisoire, édifiée pour l’usage des ouvriers occupés à une construction voisine, attira mon attention.

Les maçons étaient attablés au dehors, déjeunant.

Pourquoi m’arrêtai-je à regarder ces ouvriers dévorant avec l’ardeur de gens qui peinent depuis le lever du jour ?

Le sais-je.

Peut-être mon estomac m’avertissait-il que le moment était venu de regagner l’hôtel de la Paix.

Ou bien encore obéis-je à cet instinct du reporter, comparable à celui du chien de chasse, qui pousse celui qui en est détenteur à explorer les endroits les moins susceptibles de receler la vérité !

La vérité, dans l’espèce, c’était le puits, le Puits du Maure.

Car mes déboires n’avaient en rien altéré ma conviction.

Cette conviction était que X 323 ne m’avait pas berné. L’ironie de ses propos, ironie évidente, n’impliquait en rien l’idée d’une mystification. Il m’avait donné « la lanterne » sans feu pour l’allumer. Ce n’était pas une raison pour nier la lanterne.

Ce Puits du Maure, pouvait être autre chose qu’un puits… Cette appellation convenue pouvait désigner, par association d’idées, une tour… un puits en hauteur.

Ceci est un souvenir du Caucase. Le puits du Khan, dans un faubourg de Tiflis, est en réalité une tour carrée qui sert de prison… C’est d’ailleurs la maison la plus habitée de la ville.

Même, en admettant que ce puits fut véritablement un puits, il avait pu être oublié par les éditeurs de cartes postales… et ne se trouvant pas dans le commerce, être connu seulement de gens particulièrement renseignés comme MM. de Holsbein et X 323.

C’était cela même ; cette supposition expliquait tout. Grâce à elle, je comprenais la bonne grâce de l’énigmatique et mystérieux adversaire de l’espion allemand, me révélant le nom du Puits du Maure, nom qui en réalité ne m’apprenait rien ; … à moins encore que cet homme prévoyant toutes choses, disposant flegmatiquement des personnalités humaines qui se trouvaient sur son passage ; — (voir son opération sur le domestique du comte de Holsbein) n’eût attribué à ma lancinante curiosité, un rôle impossible à deviner dans l’une des combinaisons auxquelles se livrait le terrible jouteur.

Décidément, la vue des maçons à table me donnait trop d’appétit.

Au diable mon enquête.

Il faut vivre d’abord, disaient les philosophes anciens qui, pour une fois, dirent ainsi une chose raisonnable.