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L’HOMME SANS VISAGE
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— Vous, c’était vous !

— De plus, depuis cet instant, vous vous êtes conduit comme un gentleman plein de cœur… Votre noble intervention auprès d’une pauvre enfant qui pleure…

L’image de Niète se présenta à mes yeux.

— Ah ! m’écriai-je, emporté par le souvenir rétrospectif de la scène du pavillon… Pourquoi avoir frappé cette innocente victime… ?

Mon interlocuteur sursauta.

Ses paupières clignèrent à plusieurs reprises, une expression de souffrance passa sur sa physionomie, et d’une intonation grave contrastant avec l’accent enjoué qu’il avait affecté jusqu’à ce moment :

— Les savants prétendent, dit-il lentement, qu’agir c’est tuer. À chaque pas, nous écrasons des peuples d’êtres microscopiques. Nous ne sommes cependant pas coupables de ces hécatombes, dont nous n’avons pas conscience et que nous ne pourrions empêcher. Dans la partie engagée, il y a aussi des victimes qu’il ne m’est pas loisible d’épargner, sans cela…

Il secoua violemment la tête et reprit :

— Laissons cela… à quoi bon affirmer ce qu’il est interdit de démontrer… J’ai voulu que vous viviez auprès de moi un excellent article pour le Times… Ceci pour vous démontrer que vous n’avez pas obligé un ingrat. Que voulez-vous savoir ? Comment j’ai réduit l’envoyé du comte de Holsbein à l’état d’où il va sortir ?

Il se pencha vers sa fenêtre, regarda au dehors à travers les carreaux brouillés de poussière.

— Il ne va plus tarder à revenir à lui. J’ai pourtant le temps de vous renseigner. Connaissez-vous le curare ?

— Ce poison végétal dont certaines peuplades sauvages imprègnent leurs flèches… un poison mortel.

— Non, pas toujours ; dilué dans un composé d’éther et d’eau, le curare devient un simple stupéfiant temporaire, dont l’antidote est la caféine, combinée au suc de certaines plantes. Une sarbacane, une pointe imbibée de curare, l’homme tombe mort. Quelques gouttes de caféine… il se redresse et repart, convaincu qu’il a été pris d’un simple étourdissement.

Et m’attirant auprès de la fenêtre :

— Voyez vous-même.

Je regardai dans la rue.

L’homme s’était redressé.

Il était là, assis sur le trottoir, se tâtant machinalement d’un air stupéfait.

De toute évidence, il cherchait pourquoi il se trouvait dans cette situation.

Enfin, le souvenir lui revint… Au regard circulaire dont il fouilla le sol, je jugeai qu’il cherchait la cause de sa chute.

Ne trouvant rien, il haussa les épaules avec dépit et se remit sur ses pieds. Encore un regard inutile. Un nouveau mouvement d’épaules ; et il se décida à se remettre en marche.


XVII

LA CONFIANCE RELATIVE DE X 323


— Vous avez vu, répéta mon compagnon ?

Et comme j’inclinais la tête, véritablement confondu par les étrangetés accumulées dans ma vie depuis que je m’occupais de l’espionnage et des espions, il reprit :

— Eh bien, aurez-vous là de quoi intéresser les lecteurs du Times ?

Je ne pus me tenir de rire à cette question.

— Sans doute.

— Vous les intéresserez bien davantage en leur apprenant, qu’en deux jours, vous avez vu trois fois celui que ses ennemis ne voient jamais.

X 323 ?

— Oui.

— Je l’ai vu trois fois ?

— Comptez… Hier, au Prado, ce vieillard qui vous intrigua si fort.

— Lui !

— Hier soir le fugitif de la Chambre Rouge.

— Et la troisième fois ?