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L’HOMME SANS VISAGE

— Bigre ! qu’est-ce que cela, murmurai-je ?

Et je me précipitai à son secours.

Je n’eus pas le temps d’arriver jusqu’à lui.

La porte de la maisonnette s’ouvrit brusquement, livrant passage à un homme jeune, très brun même pour un Espagnol, lequel se pencha sur le corps du pauvre diable, et le souleva par les épaules comme pour l’emporter à l’intérieur de la petite habitation.

Ah çà ! assistais-je à la perpétration d’un crime, d’un guet-apens ?

Un bond me porta auprès du groupe, tandis que je clamais :

— Eh là ! que faites-vous ?

L’homme répliqua rudement :

— Qu’est-ce que vous voulez ?…

À ce moment, il leva la tête, me présentant son visage cuivré éclairé par des yeux extrêmement vifs et… à ma profonde surprise, il se prit à rire, tandis que ses lèvres laissaient passer ces invraisemblables paroles :

— Ah bon ! Max Trelam, du Times… Enchanté de vous voir.

Puis, avec une tranquillité aussi parfaite que s’il m’eût demandé une feuille de papier à cigarettes, il souleva le « cadavre » par les épaules en ajoutant :

— Prenez-le par les pieds, et rentrons-le. La rue n’est point favorable aux longues conversations.

Je fus médusé… Mais je ne sentis aucune velléité de révolte.

Cet homme, un assassin véritablement, m’associait à son forfait et je ne me récriais point… Souvent, je me suis efforcé de comprendre l’état d’esprit qui à ce moment me rendit obéissant comme un enfant… Ma raison ne m’a jamais fourni une explication plausible.

Fût-ce l’ascendant d’une volonté supérieure ? Fût-ce le flegme de l’inconnu enlevant au crime la tournure tragique qui fait palpiter à l’ordinaire les spectateurs de semblables événements ?

Je déclare mon incapacité absolue d’élucider la question.

Le fait palpable est que j’obéis, que j’empoignai la victime par les pieds, que docilement, guidé par le « meurtrier » qui soutenait les épaules du mort, je pénétrai avec lui dans la maisonnette, dont la porte se referma derrière nous.

Une seule pièce, meublée, si l’on peut employer ce mot à propos d’un mobilier sommaire, en piteux état :

Une table sur laquelle une petite bassine de cuivre léchée par la flamme d’une lampe à alcool, faisait entendre le ronronnement chantant de l’eau bouillante ; quelques chaises de paille,… un divan couvert d’étoffe rouge, dont la teinte passée et les solutions de continuité attestaient l’âge vénérable.

C’est sur ce divan que, toujours guidé par l’inconnu, je déposai mon sinistre fardeau.

Après quoi, me retrouvant les mains libres, je me redressai de toute ma hauteur, je croisai les bras, rejetai la tête en arrière, arborant enfin l’attitude noble d’un citoyen qui va demander compte de ses actes à un autre citoyen.

Certaines attitudes nobles sont destinées à n’impressionner personne. La mienne fut de ce nombre.

Le personnage brun ne me regardait pas.

Il s’était penché sur le « mort » fouillant dans les poches du malheureux frappé par lui, je n’en doutais pas.

Ma parole, après le meurtre, le vol… ce malfaiteur vaquait à ses petites affaires comme si je n’avais pas été là.

— Pardon, si je vous dérange… commençai-je…

Il m’interrompit brusquement.

— Vous ne me dérangez pas, vous le voyez… Seulement, si vous désirez causer, veuillez attendre que j’aie terminé mes affaires.

Il appelait cela ses affaires. Quel homme était donc là en face de moi ?

Il avait repris sa fouille.

Soudain, il se redressa souriant :

— Enfin ! j’en étais sûr !

L’exclamation ne s’adressait point