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L’HOMME SANS VISAGE

Dire l’épouvante qui frissonnait dans ces quelques syllabes, cela est intraduisible.

Elle était retombée assise, les mains crispées sur son visage, statue de la désespérance.

Cette vue m’affola.

Une impulsion soudaine me poussa vers la jeune fille. Doucement, avec un effort attendri, je détachai ses mains, je les rabattis, et mes doigts frémissant au contact de ses doigts, mes yeux se rivant irrésistiblement sur les siens, je dis, presque en dehors de ma volonté :

— Je savais… depuis hier.

Un étonnement prodigieux passa sur ses traits. Elle répéta :

— Vous saviez, hier au soir ?… ce matin ?

— Je savais.

Et, brusquement, ma langue me sembla prise d’un besoin fébrile de mouvement, les paroles jaillissant de mon cœur, se pressèrent sur mes lèvres.

— C’est la pitié, c’est l’immense vénération pour la victime innocente qui m’ont conduit ici.

Et presque enjoué :

— Mais vous devez me connaître… Max Trelam, correspondant du Times, un loyal gentleman, votre… frère de chagrin… Oui, oui, appuyai-je sur un geste de dénégation d’elle. — Oui, frère… et victime aussi. Les circonstances m’ont emporté dans une lutte de gens voulant garder un document ou voulant le reprendre… Et puisque je plains votre souffrance, plaignez un peu la mienne ?

Ma requête, je m’en rends compte à distance, était idiote.

Mais je crois que, dans les heures de crise, le comble du génie est de parler en imbécile.

La stupidité de ma phrase provoqua une véritable détente chez mon interlocutrice.

Et Concepcion ayant murmuré :

— Le señor est un ami.

Je sentis que les mains de Niète, emprisonnées dans les miennes, cessèrent de se raidir.

— Oh ! je vous en supplie, Mademoiselle, ne vous abandonnez pas au désespoir… Tout à l’heure, avant… la chose qui a interrompu notre conversation, je vous disais : Je suis une épée… Maintenant j’ajoute : Je suis un gentleman fraternel.

Je continuais à être résolument stupide, mais la sincérité de mon émotion ne pouvait pas faire doute.

— Souffrir dans le désert, voilà l’horrible, voilà le mortel ! Mais si vous avez confiance, nous serons deux, à pleurer… Vous voyez bien que je retiens mes larmes à grand’peine… nous serons deux aussi pour trouver la route du salut… Ne me jugez pas à mon trouble actuel. En temps normal, je suis très énergique et je ne raisonne pas trop illogiquement.

Puissance de la sympathie vraie.

La jeune fille semblait se redresser sous l’averse de mes paroles, comme une fleur desséchée sous les rosées du ciel.

Elle se leva lentement, laissant ses mains dans les miennes.

— Je vous remercie, Monsieur… Inconnu tout à l’heure, ami maintenant, vous m’avez apporté une joie, alors que je ne croyais plus cela possible… J’attendrai, pour prendre les résolutions définitives. Vous le voyez, vous avez opéré le miracle de me donner la patience d’attendre.

Je pressai énergiquement ses doigts fluets.

— Seulement, reprit-elle avec une gravité mélancolique… Vous savez tout… et vous devez comprendre l’inutilité de me faire redire la parole d’adieu par laquelle je vous ai congédié ; je suis de celles que l’on doit abandonner à leur destinée, en oubliant qu’on les a rencontrées.

Puis, avec un sourire qui me déchira le cœur :

— J’attendrai, mais… sans espérance…

— Attendre c’est espérer, m’écriai-je violemment…

Elle hésita une seconde puis, sans doute, plutôt pour mettre fin à l’en-