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L’HOMME SANS VISAGE

Il vint jusqu’à moi.

— Mademoiselle, fit-il d’un ton véritablement douloureux, je souffre de ce que je vais vous apprendre… Mais il est des devoirs cruels… lisez ceci.

Il me présentait un parchemin, à entête du service de la police politique anglaise.

— Et ce parchemin disait ? gronda le comte d’un air de défi.

— Votre nom, mon père, notre nom à tous deux.

— Et, au-dessous ?

— L’origine de notre fortune… Les missions secrètes accomplies par vous, en exécution des ordres de…

Elle s’arrêta, comme cherchant un mot.

— De l’espionnage allemand, acheva-t-il avec éclat. Et la dernière mission, sans doute, le vol de ce traité anglo-franco-russe, auquel a adhéré secrètement l’Italie, et qui isole l’Allemagne, qui veut la livrer à la dent des puissances signataires.

Enfin, je savais ce qu’était le document enlevé dans le coffre-fort de lord Downingby. J’entrevis, avec la rapidité prodigieuse de la pensée, les conséquences de la divulgation de cet acte.

L’Allemagne menacée, se lançant dans la guerre avec le courage du désespoir.

Ce traité, de caractère purement défensif, justifiant l’offensive d’un peuple affolé.

Niète considérait son père avec un étonnement pénible. Peut-être jusque-là, la malheureuse enfant avait-elle conservé un doute qui venait de s’évanouir.

— Puis on vous a encapuchonnée derechef, reprit le comte ; on vous a remise en voiture, et l’on vous a déposée…

— Au parc de Madrid, fit-elle d’une voix étranglée.

— Bien… Maintenant, écoutez-moi… Et tâchez à me comprendre.

Il la tenait sous son regard.

— Être espion, cela ne veut rien dire… Espion est un mot vide de sens, ou plutôt de sens variés, suivant qu’il s’applique à un drôle subalterne surprenant le secret de fabrication d’un fusil, d’un canon, d’un explosif quelconque, ou bien à l’un des chefs du service, pour lesquels les gouvernements n’ont point de réticences, et qui sont chargés d’assurer l’existence même de la nation. Je suis un de ces chefs !

Ma parole, je me surpris à admirer la grandeur avec laquelle M. de Holsbein se targuait de sa qualité d’espion.

J’ai certes, comme tout le monde, le mépris de ces êtres cauteleux, fugaces, opérant dans l’ombre ; mais le comte bouleversait quelque peu les idées que je m’étais faites des espions.

Peut-être cet homme était-il chargé de m’amener à comprendre X 323, l’espion qui a toutes les noblesses et tous les désintéressements.

Un regard sur Mlle de Holsbein me rendit toute mon horreur de son père.

Elle était comme écrasée.

Ah ! sur son âme pure, la fausse grandeur du comte n’avait pas fait impression. Les anges ne se méprennent pas à la faconde du crime. Leur ignorance du mal ne les empêche pas de concevoir que l’individu taré cherche toujours à parer sa honte de prétextes honorables.

Le père se trompa au silence de la jeune fille.

Il parlait, exprimant la gloire de sa mission, le but « élevé », la grandeur de la grande Allemagne, les périls inconnus, alors que, durant la paix, l’espion seul courait des dangers.

— Relevez la tête, enfant, fille d’espion signifie fille de patriote.

— Hélas ! gémit-elle tout à coup, je penserais ainsi, si l’on ne payait pas votre patriotisme.

Il s’arrêta net, appliqua un coup de poing rageur sur une petite table de rotin, dont le pied se rompit sous le coup et rugit :

— Stupide créature, allez-vous me reprocher de vivre ?

Elle joignit de nouveau les mains.

— Oh ! père, je vous demande seulement de mourir au monde… de me retirer dans un couvent.