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L’HOMME SANS VISAGE

— Comment savez-vous ?…

— Son désir… oh ! je l’aime, moi, et pour la servir… tandis qu’elle écrivait, j’ai lu par-dessus son épaule.

Malgré mon émotion, je ne pus me tenir de sourire.

— Et je dirai tout au señor, poursuivit la camériste, sans s’offusquer de ma fugitive gaieté. La pobre a écrit ceci :

« Une douleur infinie s’est abattue sur moi… Mère Supérieure, accordez-moi l’asile, où personne ne pourra troubler mon désespoir. »

Je demeurai comme étourdi. Au couvent ! Niète au couvent. L’idée seule me révoltait, bien que les causes de ma révolte ne m’apparussent pas clairement.

Concepcion, elle, me regardait dans les yeux.

— Répondez, señor, est-ce qu’une servante dévouée est tenue de porter une pareille lettre. Santa Virgen ! Une señorita riche et jolie comme un cœur, se retirer du monde… Non, non, le ciel n’est point si cruel… Pour remplir les couvents, il y a bien assez de pauvresses et de laiderons.

Sans doute, la réflexion n’était pas d’une parfaite orthodoxie ; mais je passai condamnation, car la question de l’exubérante fille me plongeait dans un abîme d’incertitude.

Certes non, la señorita ne devait pas s’enfermer en un cloître. À vingt ans, est-ce que l’on renonce à la vie ? Est-ce que l’on renonce à ce que l’on ne connaît pas encore ?

Oui, mais de quel droit m’y opposerais-je ? De quel droit conseillerais-je à Concepcion de confisquer la correspondance confiée à ses soins ?

Comprit-elle ce qui se passait en mon esprit ? Elle m’annonça :

— Oh ! une enveloppe qui peut porter préjudice, c’est sûrement œuvre-pie que de la détruire.

Mais comme je secouais la tête, fidèle malgré tout à la pensée qu’une lettre est chose sacrée, la camériste reprit :

— Alors, pourquoi ne parleriez-vous pas à la señorita ?

— Moi ?

— Vous, señor, évidemment. Vous sauriez lui dire des choses… que je pense bien, moi, mais que je ne sais pas expliquer. Dame, l’école, ça ne dure jamais longtemps pour nous…

Cette fille était endiablée, véritablement.

Voilà qu’elle me jetait dans de nouvelles perplexités.

Parler à la jeune fille… Certes… Mais que lui dirais-je, moi inconnu, dont la démarche ne serait justifiée par rien. Liens de famille, de fréquentation même, faisaient défaut.

Ah ! Concepcion s’embarrassait peu de ces distinctions subtiles provenant de l’éducation.

— Il faut vous décider, señor. Si vous ne vous décidez pas, je porte le message ! La señorita ira au couvent et ce sera votre faute.

En vérité, la future confiseuse du Prado aurait su mieux que moi-même les sentiments confus qui se bousculaient en mon personnage, qu’elle n’aurait pas parlé d’autre sorte.

Et brusquement, j’eus une inspiration.

Je pourrais, par Lewis Markham, par la marquise de Almaceda peut-être, arriver jusqu’à X 323… Cela, je ne devais pas l’apprendre à la jeune fille ; le secret professionnel et patriotique s’y opposait ; mais rien ne m’empêchait de faire luire à ses yeux l’espoir vague que ceux qui s’étaient introduits brutalement dans son existence cesseraient de la tourmenter.

C’était peu, mais ce serait quelque chose, car sa tristesse, sa résolution désespérée dataient de la terrible aventure de la veille.

Et puis, et puis, plus persuasive que tous les raisonnements, cette phrase m’obsédait :

— Je ne veux pas que ces deux yeux bleus se ternissent, se décolorent derrière les murs d’un cloître.

— Eh bien ? réitéra Concepcion, qui me regardait d’un air singulier.

— Eh bien, puisque le hasard m’a placé sur le chemin de Mlle de Hols-