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L’HOMME SANS VISAGE
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si frêle, avec tant de force que j’en fus toute meurtrie, et avec une voix que je ne lui ai jamais connue :

— Non, je te le défends… Si tu veux rester auprès de moi.

Moi, je l’aime… Alors, je n’ai pas insisté. Quand une enfant ne veut pas voir son père, elle doit avoir de bonnes raisons, n’est-ce pas, et il ne convient pas à une femme de chambre de se montrer plus carliste que Carlos[1].

J’inclinai la tête. Je pardonnais maintenant à la petite Espagnole sa familiarité. Son récit m’intéressait prodigieusement.

La veille au soir, j’avais bien eu l’impression que Mlle Niète craignait de se trouver en présence du comte de Holsbein. Mais une jeune personne qui vient de subir les émotions d’un enlèvement, en conserve nécessairement quelque trouble dans l’esprit.

Or, en rentrant à l’hôtel, devant le cabinet de travail où le comte, sans doute, songeait à l’enfant disparue, celle-ci s’était absolument refusée à lui donner la consolation de la savoir en sûreté.

Ceci, je l’avoue, me paraissait trop cruel. J’oubliais que M. de Holsbein était un espion, ennemi de mon pays, pour ne voir en lui que le père.

Or, en même temps, plus lancinante se représentait à mon cerveau la question :

— Quelle torture X 323 a-t-il donc imposée à l’infortunée ?

Sans en avoir conscience, je questionnai :

— Et ensuite ?

— Ah ! señor… ensuite ?… J’ai conduit la señorita à sa chambre et je l’ai laissée seule, sur son ordre. Je couche dans une pièce voisine, une cloison sépare les deux salles, afin que je perçoive le moindre appel…

— Oui, oui, je conçois cela… après ? après ? fis-je avec impatience.

— Eh bien, je l’ai entendue pleurer doucement. Cela a duré longtemps, longtemps… La fatigue a eu le dessus probablement, et elle a dû s’endormir dans un fauteuil. Ce matin son lit était intact. Elle ne s’était pas couchée.

— Mais comment vous êtes-vous trouvées ici à cette heure matinale ?

— Comment ?… Ah ! señor, que les archanges et tous les saints vous le disent, s’ils connaissent les pensées de la señorita. Nous sommes dans le pavillon depuis… je ne sais pas, moi, il faisait encore nuit.

Après les événements d’hier, à la place de la señorita, j’aurais fui ce maudit pavillon comme la peste… Eh bien, elle, pas du tout. Il faisait encore nuit, vous contais-je ; elle m’a appelée… je l’ai trouvée debout, prête à partir.

— Viens, m’a-t-elle dit.

— Où cela, señorita ?

— Que t’importe.

— Mais votre père ?

— Mon père !

Elle dit ces deux mots d’une petite voix brisée ; on aurait cru qu’elle étouffait. Puis elle se raidit, et presque avec rudesse, elle répéta :

— Viens.

Alors, je l’ai accompagnée. Dans le pavillon, il y a deux salles. Elle se tient dans la première, pâle comme la martyre de Heiladolid, celle qui expira le onzième jour de tortures… Elle regarde tout droit devant elle.

Tout à l’heure, elle s’est levée, elle a écrit une lettre puis elle m’a dit :

— Porte cela à son adresse, et reviens sans tarder me faire connaître la réponse.

Elle me présentait une lettre portant cette suscription :

« À la Dame supérieure du Couvent de Salezas Reales. »

Et comme je regardais, sans deviner quel rapport pouvait exister entre la fille du comte et la Supérieure du couvent réputé de Salezas Reales, Concepcion reprit :

— La señorita y a fait retraite, durant une absence de son père, mais je n’aurais jamais pensé qu’elle y retournerait ainsi.

  1. Plus royaliste que le roi. Locution de Biscaye.