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L’HOMME SANS VISAGE
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Quelle torture lui avait-il donc infligée ?

Hier, je faisais des vœux ardents pour le triomphe de ce champion de la politique de l’Angleterre. Aujourd’hui, je le maudissais d’avoir fait jaillir des larmes des yeux bleus d’une jeune fille inconnue… Mais oui inconnue, de par les griffes de Nick (le diable) ; inconnue, car je ne pouvais raisonnablement me considérer comme étant de ses amis, par le seul fait que je me fusse trouvé, à une heure du matin, rue Zorilla, alors qu’elle rentrait, lamentable et désespérée, dans l’hôtel où resplendissait la fortune, la puissance de son père.

Déjà, j’étais bien plus atteint que je ne le supposais, car je ne m’étonnai même pas de l’intérêt… fraternel (je prononçai le mot fraternel sans rire) que je portais à la jeune lady.

Pourtant, quand un homme bien équilibré, accoutumé à juger les choses avec une sage impartialité, en arrive à reconnaître loyalement que deux yeux azurés, mouillés de larmes, ont amené en son personnage intellectuel et moral une transformation radicale, il ne serait pas bien difficile à lui de conclure.

Hélas ! quand on doit souffrir, on ne conclut jamais. La conclusion nous ferait nous écarter du chemin qui mène à la souffrance et la destinée ne veut pas, sans doute, qu’il en soit ainsi.

Au lieu de réfléchir, j’agis… comme un étourneau.

Je m’habillai et, sans répondre au domestique qui répétait sur un ton lamentable :

— Le señor ne prend-il rien avant de sortir… Thé, chocolat, café, rôties, sandwiches…

Je gagnai la Puerta del Sol, abandonnant ce serviteur zélé aux charmes de son énumération gastronomique.

Sept heures à peine.

La place est encore à peu près déserte. Quelques arrieros sont près de la fontaine centrale, devisant avec deux gallegos, se livrant à une gesticulation expressive.

Ceux-là se lèvent de grand matin. Leur profession ouvre de bonne heure, comme ils le disent.

Mais Madrid sommeille encore. Cela me réjouit, je m’en souviens, alors que je dirigeais mes pas vers la Carrera San Geronimo.

Rares étaient les habitants que je rencontrais.

C’étaient des artisans, des ouvrières, de vagues gitanos… les uns se rendant au travail quotidien ; les autres regagnant les bouges où ils dorment le jour.

Je passai devant le portail de la Casa Avreda et, comme la veille, je contournai le massif de constructions, me dirigeant d’instinct vers la rue Zorilla. D’instinct, oui certes, je crois en toute franchise que mon raisonnement fut étranger à cette direction de ma promenade.

Bref, je me trouvai en face de la petite porte du jardin avoisinant le pavillon à terrasse, où s’était opéré l’enlèvement de la malheureuse Niète.

— Qu’est-ce que je viens faire ici ? me dis-je un peu sévèrement.

En même temps, je dévorais des yeux la peu importante ouverture, découpant dans la muraille un modeste rectangle… je saluais les arbres, dont les feuillages dorés par l’automne annonçaient l’hiver tout proche.

Et je me répondis d’un ton détaché :

— Mon bel ami, je viens ici, parce que cela me plaît. Il faut que tu n’aies aucune poésie dans l’esprit, pour ne pas goûter le charme impressionnant de cette ruelle qui serpente entre deux murs grisâtres.

On a des arguments de cette force, quand les bons arguments font défaut.

Qu’espérais-je de ce pèlerinage matinal ?

Avais-je supposé que ces arbres, ces pierres, témoins de la venue de Niète, me révéleraient le secret de ce qui la faisait pleurer ?

Est-ce que je sais, moi… et puis, vous êtes trop curieux.

J’avais obéi à une inspiration irrésistible.