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L’HOMME SANS VISAGE

J’avais assisté aux massacres de Constantinople ; j’avais contemplé la banque ottomane au milieu des jets de bombes et de la fusillade. Je m’étais trouvé bloqué parmi des Arméniens, vivant avec eux ce que je pensais être mes dernières heures ; tout cela dans un ruissellement de sang, dans une atmosphère emplie de cris d’agonie, de détonations, du souffle horrible des haines fanatiques. Plus tard, j’avais connu les terribles faucheurs de la Macédoine, ces assassins sinistres, qui semblaient avoir reçu des dieux cruels la mission de transformer la malheureuse province en désert.

Puis ç’avait été la campagne de Mandchourie, avec le choc formidable de la Russie et du Japon.

Tous les spectacles de carnage, de misère, d’épouvante, avaient défilé devant mes yeux… Toujours, que les victimes fussent turques, arméniennes, albanaises, ruthènes, ou sujets du Mikado, l’homme que je retrouvais en moi était d’abord le correspondant du Times, un bipède particulier, chez lequel la pitié s’éveillait seulement alors que l’envoi de la « Copie » au journal avait été assuré.

Jusqu’à cet instant précis, pourquoi ne pas avouer la vérité, les belligérants, bourreaux ou victimes, ne me touchaient guère plus que de simples marionnettes, dont j’aurais eu à conter les faits et gestes.

Or, le matin, à l’hôtel de la Paix, en me levant, je n’avais pas envoyé le moindre télégramme au Times, j’ignorais à quel moment il me serait permis de le faire, et cependant je ressentais un émoi tout à fait en dehors de mon état habituel parfaitement pondéré.

Pourquoi cet incompréhensible trouble ?

Certes, la possibilité d’un conflit européen était une grave hypothèse ; mais en somme la guerre est toujours la guerre. Les uniformes varient, le spectacle reste identique. Pendant la guerre russo-japonaise, j’avais supporté avec une parfaite philosophie les revers des uns, les succès des autres ; je crois même avoir eu des joies profondes à transmettre au Times des nouvelles de désastres inédits.

En Europe, il en serait de même.

Et puis au fait, la guerre n’était pas aussi fatale que cela.

Il faudrait, avant qu’elle éclatât, que j’eusse adressé au Times l’un de ces deux télégrammes sensationnels :

« Le document volé au Foreign-office est en route pour Berlin. »

Ou bien :

« X 323 a repris au cambrioleur du coffre-fort de lord Downingby, le document dangereux. »

Mais alors d’où naissait mon apitoiement ; d’où venait cette lourdeur, cette gêne que j’éprouvais dans la région du cœur ?

Eh ! sapristi cela tenait au « drame moral » qui s’était déroulé à la Casa Avreda.

À mes oreilles sonnait le cri de fanatique orgueil de l’espion comte de Holsbein. J’entendais l’Allemand, égaré par un amour patriotique odieux, jeter à M. de Kœleritz ce cri de fauve :

— J’ai donné la vie de ma fille, de Niète à l’Empire.

On eût cru qu’à ces paroles répondait en moi-même le ricanement de X 323, autre mystère humain, joué hier par son adversaire.

Et brusquement, il y eut une clarté dans l’obscurité de mon examen de conscience.

Ma pitié, le « flottement moral » qui, pour la première fois de ma carrière, me faisait penser en homme, en dépit du reporter, avaient une cause blonde, et pâle, et désolée.

Niète, dans mon esprit, avait pris le pas sur le mystère, sur la conflagration pouvant sortir de la lutte souterraine, ignorée, des deux athlètes :

Holsbein ; X 323.

Comment X 323 ne l’avait-il pas mise à mort, en s’apercevant qu’il n’avait emporté de la Chambre Rouge que des papiers sans valeur ?

Il lui avait rendu la liberté, et cependant, elle pleurait.