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L’HOMME SANS VISAGE
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Elle fait non de la tête… Non, non, obstinément.

— Je vous remercie de votre intérêt, Monsieur, mais nul ne doit s’inquiéter de moi… Elle s’arrête, comme prise de peur devant des paroles informulées.

— Pourtant…

Elle s’éloigne, secouant toujours la tête, dans une négation machinale, sans fin… Elle disparaît à travers les feuillages. Je suis seul.

Le mieux est de rentrer à l’hôtel de la Paix… Et je sors, je tire la porte de service sur moi.

Je regagne la rue San Geronimo, la Puerta del Sol, sans me douter que je viens de donner tout mon cœur à cette petite fille blonde qui pleurait.

La fille d’un espion ! Moi, Max Trelam !

Non, pour moi, elle ne le sera plus désormais… Elle sera seulement la victime expiatoire du crime auquel elle demeura étrangère ; elle sera l’agnelet blanc, dont le sang coule sur les autels farouches, pour apaiser la colère de divinités sans justice et sans pitié.


X

LA DOUCE ATTRACTION


Le lendemain matin, je me levai avec l’aurore. Je n’avais pas dormi de la nuit, si l’on considère que le sommeil doit être un repos absolu du corps, de l’esprit, et non un demi-rêve, agité, poussant l’individu à des sauts de carpe, à des impressions angoissantes de chute dans les abîmes, d’étouffements, de fuite activée par des ennemis toujours sur le point de vous atteindre.

À la vérité, j’avais revécu, dans l’obscurité de ma chambre à l’hôtel de la Paix, les aventures extraordinaires de la journée précédente, et à mon profond étonnement, je constatai chez moi, au réveil, un état d’esprit tout à fait anormal.

La profession du reporter, comprise dans la large acception du mot, exige une résistance indéfinie des muscles et des nerfs. Les nécessités habituelles de la vie sont, et doivent être, reléguées au second plan, pour qu’à toute heure, en toute occasion, on soit prêt à l’action.

L’imprévu devient le normal, la discipline tient lieu de liberté, car l’accoutumance aux événements incohérents, inexplicables, crée à l’homme engrené dans le grand reportage une mentalité spéciale. C’est une sorte d’indifférence à la conclusion des événements, avec l’intérêt passionné d’un match, dont l’enjeu est d’arriver bon premier à l’explication du problème offert à la sagacité ; explication qui, du reste, n’acquiert tout son prix que lorsqu’elle est présentée, en caractères typographiques, dans le journal auquel le publiciste appartient. Le reportage, en un mot, est si je puis m’exprimer ainsi, un patriotisme supplémentaire, qui nous fait citoyens dévoués d’une feuille de papier quotidienne, soixante-trois centimètres sur quarante-cinq ou autres dimensions… Ce patriotisme là, d’ailleurs, ne se mesure pas plus à la superficie du journal, que l’autre, le grand, à l’étendue du territoire.

Sa pensée dominante est d’assurer la « primeur » des informations à son journal. Il porte un intérêt de déchiffrage aux énigmes mondiales, mais elles lui demeurent, par définition étrangères. Il agit pour son compte, sans être jamais un acteur du drame. Il est spectateur et critique, dominé par la volonté de comprendre, le désir de la vision claire, vivant normalement sa vie, en face des existences bizarres, grotesques, douloureuses, en dehors de toutes les règles sociales, qui étonnent, provoquent le rire ou les larmes sur la scène tragi-comique où se heurtent les puissances du monde.

Eh bien, j’avais l’impression, non pas nette, mais confusément perceptible, comme d’une chose élaborée par mon moi inconscient, au fond même de mon être, que mon âme de ce spectateur « reporter » avait subi une soudaine modification.