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L’HOMME SANS VISAGE

tamorphose de l’écume des flots en la divine incarnation de Vénus, dut éprouver un saisissement analogue.

Tout à l’heure, elle n’était rien, qu’une tache plus noire dans le noir. Maintenant, ses cheveux blonds, son mignon visage parlent, ses yeux de pervenche semblent rayonner de la lumière. Une petite étoile terrestre venait de s’allumer en face de moi.

Ô puissance du décor, puissance des effets du clair et de l’obscur opposés !

C’est sous cet aspect que je la reverrai toujours.

— Venez, venez vite, señorita. La réception dure encore. Votre père sera ravi…

— Mon père !

Dire ce qu’il y eut d’épouvante dans ses deux mots est impossible.

La jeune fille s’était rejetée en arrière, toute sa personne raidie en une résistance soudaine.

Et brusquement, elle éclata en sanglots, laissa tomber son front sur l’épaule de sa servante, avec des exclamations déchirantes.

— Mon père !… Oh ! mon père !

Cette plainte me pénétra… je ne trouve pas de comparaison sortable pour exprimer à quel point je souffrais de la souffrance qu’elle révélait.

Je me précipitai vers les deux femmes enlacées. Sans trop savoir ce que je disais, tant était grand mon émoi… je bredouillai.

— Max Trelam, du Times… Je ne suis pas pour vous effrayer… Conception a raison. Vous devez rentrer, chercher l’oubli de cette journée dans le sommeil.

Elle avait levé la tête. Ses yeux se fixaient sur moi avec une expression affolée.

— L’oubli ! redit-elle désespérément.

Puis brusquement, comme frappée par l’inexpliqué de ma présence :

— Quelle honte ! quiconque se croit autorisé à m’adresser la parole !

À quelle pensée intime correspondait cette phrase. Je compris qu’elle sentait que le reproche ne m’atteignait qu’indirectement… Il était prononcé d’une voix douce, comme absente… Cela était pénible et suave, et triste infiniment.

Mais Concepcion essayait de l’entraîner.

— Venez, señorita, venez…

Et se tournant de mon côté :

— Oh ! señor, si j’osais… je vous prierais de traverser le jardin… M. le comte est encore dans les salons…

Elle n’acheva pas. Avec une énergie sauvage, Niète disait :

— Je ne le veux pas ! Je ne veux pas que mon père me sache là !

Puis une crise de larmes… Elle s’affaisse dans les bras de la fille de chambre qui m’appelle à son secours.

À nous deux nous transportons la jeune personne à demi évanouie… Un banc de pierre se trouve à quelques pas de la porte, auprès du perron accédant au pavillon.

Niète y est déposée.

Je devrais partir, laisser à cette douleur immense l’apaisement de la solitude, et je ne m’en sens point l’énergie.

Nous restons ainsi… elle assise, Concepcion penchée sur elle, moi debout en face de ce groupe désolé.

De temps à autre, la servante veut décider sa jeune maîtresse à regagner ses appartements. Celle-ci refuse obstinément.

— Non, non, plus tard… Quand tout sera éteint.

Quel drame est au fond de cette obstination ?

Et cependant l’obscurité envahit peu à peu la façade de la Casa Avreda que l’on aperçoit à travers les arbres. Une à une, les fenêtres s’obscurcissent. On dirait des yeux qui se ferment.

La façade à présent est toute noire. Concepcion la montre à la jeune fille. Celle-ci se dresse sur ses pieds, s’appuyant au bras de sa suivante.

Et je murmure la phrase banale, alors qu’en mon être bouillonne une émotion surhumaine.

— Mademoiselle, permettez que, demain, je vienne prendre de vos nouvelles et obtenir une présentation plus correcte.