Page:Ivoi - L’Homme sans visage, 1908.djvu/39

Cette page a été validée par deux contributeurs.
L’HOMME SANS VISAGE
35

m’improvisai le garde du corps de Concepcion, laquelle, dans sa satisfaction, se laissa emporter jusqu’à me promettre l’accès gratuit de la future confiserie sur le Prado.

Voilà à quoi l’on s’expose quand on obéit à la curiosité professionnelle, ou sentimentale.

Au surplus, sauf ce léger inconvénient, je dois rendre à la soubrette ce témoignage qu’elle ne m’obligea pas à prendre part à la conversation.

Elle en fit tous les frais, utilisant cette prodigieuse faculté qu’ont certaines femmes et beaucoup d’hommes politiques de parler comme dix sans penser comme un.

Cela dura, je n’en ai pas la notion exacte, le bavardage incessant de la fille me plongeant dans une sorte d’engourdissement. Je ne m’étonnais même pas de la confiance qu’elle me témoignait.

La fatigue, sans doute, obscurcissait mon jugement ; sans cela il m’eût paru au moins étrange qu’elle m’eût parlé de la disparition de Niète, alors que la foule accourue à la réception du comte de Holsbein avait dû se contenter de l’excuse vague d’une indisposition subite, expliquant l’absence de la pauvre enfant.

X 323 ne me l’a jamais avoué, mais je crois, aujourd’hui, que ce profond analyste des hommes placés sous son regard m’avait percé à jour, qu’il avait prévu, avec une certitude absolue, les actes auxquels me conduiraient mon caractère et mon tempérament, et qu’à ce moment même, j’obéissais, sans m’en douter, à ce qu’il avait jugé plus utile.

J’étais une unité dans la comédie douloureuse dont cet homme était seul à régler les péripéties. Et nul ne m’ôtera de l’idée qu’il m’avait choisi pour créer un motif de distraction, d’erreur à son adversaire, M. de Holsbein.

Et je suis son ami, plus que cela, je l’admire ! Je m’incline devant cette force, ainsi que le marin se courbant sous la tempête, tellement conquis par la puissance révélée, que la critique ou le reproche n’ose plus se formuler.

Un chuchotement.

— La voici !

C’est Concepcion qui me désigne, là-bas, une ombre s’avançant lentement.

J’ai comme un choc à la poitrine, et je regarde, je regarde, sans un mot, sans un geste.

Je ne distingue qu’une silhouette à peine estompée : le visage, la taille, la tournure, me demeurent invisibles, et pourtant jamais je n’ai ressenti aussi nettement l’impression de la douleur.

Autour de cette ombre, progressant dans l’ombre des choses, flotte, impalpable et cependant poignant, quelque chose de déchirant, de fatal. Il y a là une agonie d’âme que l’âme devine.

Je crois que Concepcion elle-même est en proie à une sensation analogue, car la suivante s’est immobilisée.

Elle reste figée, le cou tendu ; on croirait qu’elle hésite à présent à reconnaître sa jeune maîtresse, qu’elle doute du témoignage de ses yeux.

D’un geste machinal, elle m’enjoint de rentrer dans la zone des ténèbres qui ourle le mur.

Pourquoi ? À quel instinct obéit cette fille simple ? Et j’obéis avec le sentiment qu’elle a raison, que ma présence est déplacée. Je m’éloignerais si cela m’était possible sans me faire remarquer.

Niète se rapproche. Tout près, elle a un gémissement.

— Concepcion !

— Señorita !

La voix de la jeune fille a secoué l’indécision de l’Espagnole. Son exubérance reprend le dessus. Elle bondit auprès de sa maîtresse, l’enlace éperdument, avec des mots sans suite, qui caressent celle que ses bras emprisonnent, qui menacent ceux par lesquels elle a souffert.

Et, sous la clarté de la lune, réapparue comme pour jeter une auréole bleuâtre à cette scène touchante, Niète de Holsbein se montre à mes yeux. Le corps de ténèbres devient lumière, le spectre imprécis se fait femme.

Le pâtre génois qui assista à la mé-