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L’HOMME SANS VISAGE

ges pressés se hâtaient, chassés par le vent, ainsi qu’un troupeau fuyant l’ardeur agressive du chien de berger, semblait suinter de la douleur.

Il est cependant fort possible que ces sensations provinssent tout simplement de la détente nerveuse succédant à la surexcitation à laquelle j’avais été soumis depuis vingt-quatre heures.

Je m’étais arrêté en face de la petite porte de service, percée à peu près au centre de la muraille du parc, quand un léger déclic me fit tressaillir.

Quelqu’un se trouvait de l’autre côté de cette porte et l’ouvrait.

Une forme féminine se dessina dans l’encadrement, parut écouter, puis risqua quelques pas prudents dans la rue.

Un mince rayon de lune filtrant à travers l’écran des nuées me permit de reconnaître Concepcion.

Ah ! ah ! Quelle chose appelait la camériste dans la ruelle déserte, à une heure aussi avancée ?

En me posant cette question, je fis instinctivement un pas en avant, sortant de l’ombre qui m’avait dissimulé jusque-là.

Concepcion eut un cri d’épouvante ; mais aussitôt, elle distingua mes traits et s’approcha vivement.

— Ah ! señor, c’est la bonne Vierge d’Atocha qui vous envoie. Je mourrais de peur à être seule, par cette obscurité, dans cette rue qui semble un coupe-gorge.

— Pourquoi y êtes-vous, en ce cas ? Rentrez.

— Je ne dois pas.

— Comment ?

— J’attends la señorita Niète.

— Vous ?…

Elle attendait la captive du X 323 à présent !

Par ma foi, c’était une heureuse inspiration qui m’avait amené là. J’allais sûrement apprendre du nouveau. Et d’un ton engageant :

— Je croyais…

La pétulante Espagnole ne me laissa pas poursuivre.

— … Moi aussi, je croyais, bredouilla-t-elle avec volubilité, mais il paraît que je me trompais, la Sainte Madone en soit bénie. J’ai été prévenue que la señorita rentrerait par la rue de Zorilla entre une heure et une heure et demie du matin, et d’avoir à tenir la porte de service ouverte pour la recevoir.

— Prévenue ? répétai-je surpris.

— Oui, señor, par une lettre.

— De qui ?

— Oh ! cela, je n’en sais rien… Je l’ai trouvée dans ma pochette… C’est un peu après que je vous eus laissé dans la chambre de cet ivrogne d’Antonino… Qui l’avait glissée là ?… Voilà ce que les Archanges pourraient peut-être bien dire, mais une pauvre fille de chambre n’en est pas capable.

Et, continuant avec un redoublement de vivacité :

— L’important est que la lettre soit arrivée à son adresse, et que la porte soit ouverte pour la chère et douce señorita. Si le señor, qui déjà a été si bon pour Marco et pour moi, voulait attendre jusqu’au retour de la chère petite fleur, je lui serais reconnaissante comme au Seigneur lui-même, car je n’aurais plus peur et je ne sentirais plus mon cœur se crisper comme un picador boulé par le taureau.

Il y a des minutes où un gentleman pense tout naturel de veiller sur la tranquillité d’une maid (fille, domestique) avec laquelle, en temps ordinaire, il dédaignerait de se commettre.

Il avait suffi à Concepcion de prononcer cette parole magique :

— La señorita va venir.

Pour me faire oublier l’incorrection, l’impropriété de ce tête-à-tête nocturne avec une servante.

Je me figurai de bonne foi que j’agissais uniquement comme correspondant du Times… Depuis, je me suis demandé souvent si, à cet instant déjà, Max Trelam, gentleman pitoyable au sort d’une jeune fille inconnue, frappée horriblement par la fatalité, ne subissait pas une inexplicable attraction télépathique.

Que soit vraie l’une ou l’autre de ces suppositions, le fait certain est que je