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L’HOMME SANS VISAGE
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— Pas ce soir, demain.

— Pourquoi ce retard ?

— Parce que X 323 est à ma poursuite… garder ce document chez moi eût été folie… Tenez, je me suis aperçu que mon secrétaire, mes armoires avaient été fouillés à fond. Par qui ? Quand ? Impossible de le savoir… Ce terrible personnage est partout. Il entre, il sort, sans laisser de traces.

— Mais enfin, le document que notre gouvernement m’a enjoint de recevoir… interrompit M. de Kœleritz avec une nuance d’impatience.

— … Est dans une cachette sûre… Je l’y ai enfermé dès mon arrivée d’Angleterre. Voilà pourquoi, Monsieur de Kœleritz, je ne serai en mesure de vous le remettre que demain.

Je compris que tous deux, allaient reparaître. Je réintégrai mon écoutoir dans ma poche et je m’adossai au mur de l’autre côté de la galerie, avec la mine indifférente et ennuyée d’un domestique qui trouve que son service le fait coucher bien tard.

Il était temps… Le comte et son compagnon sortirent.

Il me remit le candélabre et me renvoya à ce qu’il supposait être mon travail.

Moi, je ne perdis pas de temps.

Je courus à la chambre d’Antonino. L’ivrogne ronflait toujours.

En un quart d’heure, j’eus repris mes vêtements de gentleman et, sans plus m’attarder dans les salons de la Casa Avreda, je m’esquivai.

Une heure du matin sonnait à une église voisine, quand je remis le pied sur le trottoir de la rue San Geronimo.


IX

L’AGNELET EXPIATOIRE


Rien n’est pénible comme de passer, sans transition, d’une ambiance romanesque à l’atmosphère prosaïque du train-train habituel.

La perspective de rentrer à l’hôtel de la Paix me fit frémir d’indignation.

J’avais employé toute une soirée à évoluer au milieu des récifs d’une intrigue tragique ; un vent de guerre et de massacres avait soufflé autour de moi, me donnant le grand frisson de peuples en marche vers la mort, de trônes vacillant sur leur base, de théories de canons prêts à cracher l’ultima ratio des dissentiments humains, et j’irais m’étendre entre mes draps, ainsi qu’un bon bourgeois, lentement, stupide, après une journée de petit négoce ?

Autant prescrire au Prince Charmant de se présenter à la Belle aux cheveux d’Or avec un bonnet de coton sur le chef.

Ceci, c’est ma vanité qui l’exprima.

Au tréfonds de moi-même, une impression obscure, informulée, me poussait plus encore à ne pas me diriger vers la Puerta del Sol.

Je ressentais, sans bien m’en rendre compte, un désir intense de me porter dans le voisinage de l’endroit où Mlle Niète d’Holsbein avait été enlevée.

Pourquoi ? Quel intérêt présenterait pour moi la vue de murs derrière lesquels il s’était passé quelque chose plusieurs heures auparavant ?

Sait-on jamais pourquoi l’on croit vouloir faire ce qui est écrit ?

Quoi qu’il en soit, je me dirigeai vers l’étroite rue de Zorilla.

À ce moment de la nuit, la petite voie était silencieuse, obscure, déserte, ainsi qu’il advient pour tous les passages qui ne relient pas des artères fréquentées.

Le long mur du parc de la Casa Avreda, continué par celui de la Villa Hermosa voisine, empruntait à l’ombre un aspect sinistre, et par-dessus sa crête, les arbres aux feuillages jaunis entre-choquaient lugubrement leurs branches.

Dominant la muraille, telle une tourelle minuscule, le pavillon, théâtre du drame, apparaissait, le rayon d’une lanterne lointaine éveillant, à sa surface, en un poudroiement imprécis, les ors et les carmins enluminant les boiseries.

Une tristesse pesait sur les choses mornes. Le ciel ténébreux, où des nua-