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L’HOMME SANS VISAGE

une démarche titubante et une voix pâteuse du plus déplorable effet.

Tel était d’ailleurs l’avis des autres gens de service, car ils insistaient auprès de leur camarade, afin que celui-ci regagnât sa chambre, sans bruit, et ne s’exposât pas à être vu par le « patron », qui, sans aucun doute, punirait d’un renvoi immédiat le scandale provoqué par Antonino.

Antonino, ainsi s’appelait le délinquant.

Mais on connaît l’obstination horripilante de ceux qui noient leur raison dans un certain nombre de verres.

L’ivresse est une folie momentanée, jusqu’au jour où, par la voie du delirium tremens, elle arrive à être l’aliénation chronique.

Comme la folie, sa sœur, elle est victime de l’idée fixe. De là, l’entêtement proverbial des ivrognes.

Or, Antonino, cramponné à un dressoir, dodelinait de la tête, répondait invariablement à toutes les objurgations :

— Le patron m’a dit : Antonino, à minuit exactement, tu te trouveras, muni d’un bougeoir, dans le couloir du vieux Logis, près de la porte du petit salon des tapisseries. À minuit, je dois être là avec mon bougeoir. C’est la consigne. Si je me couche, je n’y serai pas, je ne veux pas me coucher avec un bougeoir.

Le niais. Il s’était grisé, alors que lui était réservée la bonne fortune de voir la figure du comte de Holsbein, lorsqu’il constaterait la fuite, inexplicable pour lui, du document enfermé dans la chambre Rouge.

Cette réflexion traversa mon cerveau comme un trait de feu, suivie presque aussitôt de celle-ci :

— Je paierais cher pour être à sa place.

Avez-vous remarqué comme l’imagination marche vite ? Comme la lumière et l’électricité, elle doit faire du 96,000 lieues à la seconde. Automobilistes, pleurez, vous progressez comme des tortues !

En une seconde donc, je m’étais déclaré :

— Il faut que je prenne sa place… Je la prendrai… Oui, mais comment y arriver ?… Ah ! par le ciel ! Concepcion va m’aider.

La fille de chambre, en effet, venait de reparaître, et m’annonçait sa présence en mettant de nouveau en mouvement Dieu, Saints, Archanges, toute la population du Paradis enfin, pour traduire hyperboliquement la reconnaissance éperdue née en elle du don des mille pesetas.

Je n’y avais nul droit, mais bah ! je l’exploitai sans vergogne et quelques minutes après, Concepcion, stylée par moi, avait fait absorber, à Antonino, deux coupes de champagne aromatisé d’eau-de-vie de Xérès.

Du coup, le laquais avait perdu même le souvenir de sa consigne et de son bougeoir. Il s’était laissé prendre par le bras et mener vers sa chambre.

Sans en avoir l’air, je m’étais glissé sur les traces du couple, non sans recueillir au passage les remarques admiratives des autres serviteurs, vantant l’habileté de Concepcion.

— Oh ! les femmes, il n’y a pas à dire, c’est malin comme le Malin lui-même, compliment qui chatouilla agréablement mon ouïe de reporter, car la malice de Concepcion, je la lui avais soufflée.

Je n’en ai pas orgueil, croyez-le bien, car « confirmer un ivrogne » ne me paraît pas aussi admirable que délivrer son pays ou même qu’empêcher un homme de boire au delà de sa soif.

J’aidai Concepcion à hisser Antonino jusqu’à sa chambre, puis je la renvoyai.

À minuit moins cinq, je sortais de ladite pièce, revêtu de la livrée du drôle, qui ronflait à poings fermés sur son lit… J’avoue qu’il me répugnait, sa livrée aussi, mais la curiosité avait été la plus forte.

Et enfin, j’avais réduit mes scrupules au silence par cet argument péremptoire :

— Je suis correspondant du Times. Je suis ici pour voir et savoir. Il me faut voir.