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L’HOMME SANS VISAGE

Et ce fut la surprise nouvelle, après toutes celles de la soirée.

D’un geste brusque, prompt comme l’éclair, la marquise jeta ses bras en avant, ses mains s’appliquèrent sur mes joues, immobilisant ma tête, tandis que ses doigts, qui couvraient mes oreilles, exécutaient un rapide battement, dont l’effet fut de remplir mon appareil auditif d’un bourdonnement continu, m’interdisant d’entendre tout autre bruit.

Je crois que, toute autre lady, agissant ainsi, j’aurais estimé sa tenue shocking au dernier point… Ici, je n’eus même point la pensée de juger l’acte de la marquise inconvenant.

Pourquoi ? je l’ignore.

Est-ce que, dans sa manière, mon moi intime sentait l’absence de tout sous-entendu ? Est-ce que les circonstances plaidaient pour elle ?

Je le répète, je ne saurais élucider ceci.

Mais je pense que les gens qui établissent des règles de tact et de bienséance, dans lesquelles ils ordonnent à tout le monde de circuler absolument comme le public s’engage dans les balustrades à circonvolutions aux guichets du Métropolitain, se trompent grossièrement.

Ce qui doit et peut se faire, varie selon l’individualité.

Le tact est une saveur personnelle, et non un uniforme que l’on impose à tous.

Mais je divague, je veux toujours voir clair au fond de mes impressions, et j’oublie que le fond de Max Trelam vous est sans doute totalement indifférent.

Malgré les mains qui me retenaient captif, je pus couler un coup d’œil fugitif à ma gauche.

Disparaissant à l’angle du couloir, il me sembla distinguer confusément la silhouette d’un homme qui disparut aussitôt.

La marquise comprit que j’avais vu, oh si peu !

Elle me lâcha aussitôt, et me menaçant du doigt :

— Enfant terrible, vous m’obligez à m’expliquer encore…

Et avec un rire charmant qui me prouvait à tout le moins que je ne l’avais point trop fortement irritée :

— Le commissionnaire qui, tantôt, a apporté la lettre menaçante de X 323, était X 323 lui-même.

— Lui ! m’écriai-je abasourdi, il a eu l’audace…

L’audace était bien le mot. Venir dans la maison de l’homme dont on a ravi la fille, auquel on jette une menace de mort.

Pourtant, paraît-il, j’avais des idées erronées sur les actions téméraires, car ma compagne coupa ma phrase stupéfaite :

— Attendez donc, pour parler d’audace. (Dans son accent, il y avait une vibration d’orgueil). X 323, resté seul pour attendre la réponse, profita de l’inattention du personnel, absorbé par les ultimes préparatifs de la fête, décorations, etc. Il se glissa jusqu’ici, pénétra dans la Chambre Rouge, et se dissimula sous la vaste cheminée qui occupe presque tout le panneau de gauche.

J’écoutais.

X 323 prenait pour moi les proportions d’un héros de la fable.

— Il avait bien jugé Holsbein. Il lui avait tendu un piège, de nature à frapper terriblement, non seulement sa propre imagination, mais encore celle des espions à combattre dans l’avenir. Paraître avoir le don de l’impossible est une force terrible, parce que les hommes sont tous enclins à aimer le merveilleux. Sans cela, la raison leur dirait que l’impossible n’est pas possible, et que la réalisation d’une chose réputée impossible a toujours, pour qui la recherche sans parti-pris, une explication simple et naturelle…

Et, baissant la voix, comme si elle craignait que ses paroles ne se propageassent autour de nous :

— Vous venez de voir comment X 323 a quitté la Chambre Rouge, emportant le document dérobé au Foreign-Office. Eh bien, Holsbein sera affolé, lorsqu’il trouvera la chambre